La composante ibérique de l’ambition allemande

Ces derniers jours, tout le monde, localement et à l’international, a pu se rendre compte combien les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne se sont gravement dégradées. Les raisons de cette détérioration sont avant tout d’essence politique. Il s’agit d’un domaine  qui n’est pas le focus traditionnel de ce blog. Ceci étant, l’affirmation de notre Ministre des Affaires Etrangères, de la Coopération Africaine et des Marocains Résidant à l’Etranger, Monsieur Nasser Bourita, comme quoi « l’Espagne doit comprendre que le Maroc d’aujourd’hui n’est pas comparable au Maroc d’hier » en appelle peut-être une autre, à savoir que l’Espagne d’aujourd’hui n’est plus l’Espagne d’hier.

Mais, alors que le Royaume du Maroc a pris la pleine conscience de son énorme potentiel et de sa position géostratégique particulièrement privilégiée, l’Espagne, qui était indépendante dans ses décisions et Maître de son destin, est en train de prendre la mesure de ce qu’elle risque de perdre en se cramponnant de toutes ses forces à une UE sur la dérive menée par une « locomotive allemande » qui s’essouffle de jour en jour « au vu et au su de tous ». Dans ce sens, alors que les autres pays de l’UE ont montré, par leur silence, leur désapprobation de l’initiative espagnole de recevoir sur son territoire un sinistre tortionnaire (Brahim Ghali),  sous un faux nom (Mohamed Ben Battouche) et lequel, en plus,  est  réclamé par leur propre système judiciaire, l’Allemagne, la première à chercher la crise avec le Maroc, a été la seule, selon les médias espagnols, à se solidariser avec le pays ibérique dans cette action de nature terroriste.

Il faut revenir un peu en arrière pour comprendre l’origine de cet engouement réciproque que les allemands et les espagnols vouent les uns pour les autres et la solidarité qui en découle même devant des actes qui confinent aux méthodes mafieuses.

Pour nous autres marocains du nord du pays (occupé par l’Espagne quelques dizaines d’années), nos autorités scolaires avaient l’habitude, après le retrait de l’Espagne, de nous imposer systématiquement l’espagnol comme deuxième langue étrangère après le français. Ce fut mon cas quand j’ai intégré comme élève interne le Lycée Moulay Youssef à Rabat en 1967. L’année d’après, nous étions quelques dizaines d’élèves hispanisants méritants, de tout le Maroc, à bénéficier d’un voyage offert par l’ambassade d’Espagne à Rabat. Nous avions alors visité, en une dizaine de jours, les villes et régions de Séville, Cordoue et Grenade.

Mon compte rendu sur ce voyage ayant été primé, j’ai refait l’excursion scolaire l’année suivante avec un autre groupe, cette fois à Madrid et région. Nous étions logés dans un couvent à Carabanchel.

Avec quelques camarades du nord marocain, nous ne voyions pas de différence entre le mode de vie des espagnols, de l’Andalousie en particulier, et celui de notre région d’Ouazzane et Chefchaouen. A l’extérieur des villes, de nombreux paysans espagnols se déplaçaient encore à dos d’âne ou de mulet et leur régime alimentaire méditerranéen, quelque peu frugal, ressemblait grandement au nôtre. A Grenade, de nombreux gitans vivaient encore comme des troglodytes.

A l’époque, le déplacement depuis Maroc vers l’Espagne était accessible à tout le monde, ce qui exerçait une grande pression migratoire sur la frontière sud de la France et, par suite, sur celle franco-allemande.

Il faut rappeler à ce niveau que nous n’étions pas très loin de la fin de la deuxième Guerre Mondiale au cours de laquelle un grand nombre d’européens ont souffert de la faim et de la  malnutrition. Ce mauvais souvenir avait incité les responsables européens de ce temps-là à initier dans les années soixante des études de prospectives pour mettre au point des politiques qui éviteraient aux populations des pays européens de revivre de nouvelles périodes de faim et sous-alimentation. Les études en question montraient une grande divergence entre les courbes de progression démographique et celles de croissance des ressources alimentaires pour faire face aux nouvelles bouches à nourrir. Ce type de divergence paraissait beaucoup plus marqué dans nos pays africains. En conséquence, il devenait facile de déduire que c’était uniquement une question de temps avant que l’émigration africaine de la famine, héritage du colonialisme de nos voisins de la rive nord de la Méditerranée, envahirait le continent européen. Compte tenu des éléments d’information de ce temps-là, l’Espagne apparaissait comme  le maillon faible de l’ambition européenne, d’origine allemande, de se blinder contre l’émigration économique africaine. L’Allemagne, qui semble ne jamais avoir digéré sa défaite avilissante des années quarante, devant les alliés menés par les USA, et qui s’était, très probablement, jurée à elle-même de prendre sa revanche sur le plan économique, aurait vu là une occasion de matérialiser son rêve d’un retour triomphant sur le plan en question. Elle a alors, supposément, usé de toute son influence et ses prérogatives en tant que bailleur de fonds des autres pays de l’UE (voir ici) pour faire intégrer l’Espagne à l’UE. Au début, l’Espagne s’est vu offrir, en somme, un  strapontin.

Sous ce rapport, les exportations de l’Espagne vers le reste de l’UE, alimentaires en particulier, étaient systématiquement contrôlées pour manque de confiance dans le travail du pays ibérique.

Mais, à mesure que les espagnols devenaient familiers des rouages de l’UE, ils ont développé plus d’ingéniosité et d’intrigue. Ces aptitudes leur ont permis de faire aboutir le projet UE, connu depuis sous la désignation de « principe du cassis de Dijon ». Cet accord a établi, faute d’harmonisation communautaire, le principe de la « reconnaissance mutuelle, par les États membres de l’Union européenne, de leurs réglementations respectives». L’Espagne pouvait alors exporter ses produits avec moins d’entrave vers les autres pays de l’UE.

En défendant l’entrée de l’Espagne dans l’UE, et en consolidant ensuite la position ibérique au sein du marché communautaire, l’Allemagne a fait un coup double. Elle a permis de freiner considérablement l’émigration africaine antérieure à travers l’Espagne et, en même temps, a  contribué à transformer le pays ibérique en un vaste chantier d’investissements de l’Allemagne et consorts dans tous les domaines, autoroutes, immobilier, construction automobile, hôtellerie, chimie/parachimie et j’en passe. Cerise sur le gâteau, les marchés des pays d’Amérique du Sud, proches linguistiquement de l’Espagne, sont devenus également beaucoup plus accessibles aux opérateurs allemands par le biais de leurs succursales espagnoles.

Incidemment, pour avoir, en tant qu’expert judiciaire, traité à un titre ou un autre de nombreux dossiers entre opérateurs marocains et ibériques, la région catalane me donnait parfois l’impression d’un grand centre de sous-traitants des firmes allemandes.

En résumé, les investissements allemands, qui ont drainé plus d’investissements d’autres pays de l’UE, ont totalement métamorphosé le Royaume d’Espagne qui est passé à partir du milieu des années soixante-dix, avec grande célérité, d’un pays aux caractéristiques tiers-mondistes à un pays moderne qui aspire à dépasser la France. Dans le même temps, ayant « importé » une économie largement subsidiaire de l’économie allemande, le niveau d’activité de l’économie espagnole est devenu fortement tributaire de la santé de l’économie allemande. En utilisant une métaphore, on pourrait dire que si « l’Allemane tousse, l’Espagne attrape un rhume ». Et cela nuit, selon notre opinion, à l’indépendance du jugement de l’Espagne qu’on lui connaissait avant.

Cette sorte de relations d’affaires intime, voulue d’abord par la RFA (République Fédérale d’Allemagne) au bénéfice de ses entreprises, a rapproché les deux pays qui se rendent depuis lors mutuellement service comme nous venons de le voir dans le conflit qui oppose ces derniers temps le Maroc d’un côté, l’Allemagne et l’Espagne de l’autre.

Le fait est que les produits qui nous viennent de l’Allemagne et l’Espagne se trouvent partout  ailleurs et à des prix moins chers. Ensuite, contrairement à ce que l’Europe laisse croire, nombreux parmi les pays de l’UE sont loin d’être autosuffisants sur le plan alimentaire, chose qui compte le plus en ces temps perturbés comme la pandémie du Covid-19 l’a montré de façon magistrale.

En ce qui nous concerne, le Maroc possède, au même titre que d’autres pays africains, l’un des potentiels les plus élevés au monde sur le plan agroalimentaire. Autant dire que ces pays, Allemagne, Espagne et consorts ont beaucoup plus besoin de nous, comme marocains et africains, que nous-mêmes de leurs services.

Mais nous vivons dans un monde globalisé et devons par conséquent vendre ce que nous produisons pour vivre. Alors, devant de probables mesures de restrictions commerciales UE,  et en attendant le lancement effectif de la Zlecaf (Zone de libre-échange continentale africaine) pour booster nos échanges avec nos pays frères et amis africains, il y a toujours, pour les opérateurs qui peuvent être intéressés, le marché US qui est preneur de tout ce que nous pouvons produire et vendre, et à des prix bien plus attractifs que ceux offerts par les pays de l’UE.