Les historiens de la science font remonter la prise de conscience de l’impact de l’hygiène sur la salubrité des aliments et le bien être des consommateurs à l’époque grecque déjà mais ce sont les romains qui ont été les premiers à légiférer en la matière et la loi prévoyait la peine de mort pour toute personne reconnue coupable de la pollution de l’eau pour boire. Chez nous, la loi 28-07 de sécurité sanitaire des aliments en vigueur insiste sur l’application des principes d’Hygiène à travers l’exigence de la mise en place d’un système HACCP pour l’autocontrôle à l’instar des autres réglementations des pays avancés dans ce domaine. Mais, ici comme ailleurs il est plus facile d’énoncer des principes que de changer des habitudes de faire qui sont enracinées dans la société depuis très longtemps. L’article a pour but, à travers quelques exemples choisis, de montrer la difficulté récurrente de faire coïncider la compréhension que nos opérateurs locaux ont de l’application de la notion d’hygiène dans leurs unités industrielles avec les pratiques observées dans les pays en avance sur nous dans ce domaine.
L’hygiène grand public
Il y a une trentaine d’années, j’avais reçu un couple d’amis suisses dont c’était la première venue au Maroc et, pour la femme, sa deuxième visite hors Suisse après un précédent voyage à Londres. En tant que bonne suisse allemande, la dame faisait honneur à la bière et en avait consommé, ce jour où je me proposais de leur faire visiter le zoo de Temara près de Rabat, plusieurs petites bouteilles au repas de midi. A un moment donné, le besoin de faire pipi était devenu irrépressible et, faute d’alternative, la suissesse s’était rapprochée d’une haie pour se soulager. Pas très loin, il y avait une fontaine publique où des gosses approvisionnaient de l’eau pour chez eux. Alors, une partie de la ribambelle d’enfants était montée sur le muret qui entourait la fontaine pour avoir une « meilleure vue ». L’homme s’est alors tourné vers moi et m’a dit : « ils veulent vérifier si le dos d’une suissesse est aussi blanc que son visage ». Il est vrai que pour des gens habitués à la disponibilité de toilettes publiques en nombre raisonnable dans les agglomérations urbaines chez eux, n’en voir aucune chez nous peut laisser perplexe. En effet, la capacité et la résistance de la vessie étant ce qu’elles sont, il doit forcément y avoir des gens qui sont réduits à se soulager là où ils peuvent et les mauvaises habitudes se prennent vite. Ceci peut éventuellement expliquer pourquoi dans certaines usines les ouvriers ne rechignent pas quand il y a insuffisance de toilettes pour l’ensemble du personnel, voire parfois ces W.C. n’ont tout simplement pas été prévus, et les femmes s’armer de couches-culottes. Mais, dans le cas de l’agroalimentaire, c’est une faute rédhibitoire à la certification HACCP que certaines PME et PMIs font mine de ne pas comprendre.
La propreté chez soi mais pas à l’usine
Au commencement de ma collaboration avec un Cabinet d’Audit américain, j’avais été invité à assister au travail de définition d’un barème de stérilisation dans un autoclave pour un type de préparation d’olives dans une unité à Fès. L’entreprise appartient à une famille fassie bien connue, qui fait ce métier depuis des générations, et emploie pas loin de 100 personnes dans la grande zone industrielle de la ville. Nous nous sommes très vite rendu compte, l’ingénieur américaine et moi, que l’autoclave (Barriquand Steriflow) ne fonctionnait pas correctement. La raison était que les orifices de ruissellement (caractéristique du Steriflow) à l’intérieur de l’autoclave étaient en grande partie bouchés à cause du cumul sur une longue période de quantités de matières grasses qui proviennent des boites de conserves d’olives mises à stériliser. Dit autrement, ces gens n’avaient pas nettoyé l’enceinte encrassée de l’autoclave depuis bien longtemps, voire depuis son acquisition. Il en découle que les marchandises que cet industriel vendait alors comme stérilisées ne l’étaient probablement pas et devaient, par voie de conséquence, avoir occasionné des maladies et/ou malaises d’origine alimentaire chez un nombre indéfini de consommateurs. Or, il n’y avait pas dans ce cas de dépenses à faire pour assurer un bon fonctionnement de l’autoclave, seulement un nettoyage de temps à autre avec de la lessive de soude, qui ne coûte rien ou presque, et un rinçage avec l’eau du robinet. Un peu d’hygiène quoi ! Mais, le temps pris pour remettre en ordre la propreté de l’autoclave avait retardé notre travail de ce jour là et poussé la fin de nos opérations au-delà de minuit. Ensuite, alors que j’échangeais quelques propos avec un technicien de l’usine, j’ai entendu un cri de ma collègue et suis revenu en courant pour voir. « I have seen a rat » (j’ai vu un rat) m’a dit l’ingénieur. C’était l’été et elle chaussait des sandales et le rat lui était passé sur le pied, de là le cri strident ! Le lendemain, un vendredi, nous étions invités à partager un couscous avec le patron de la société chez lui. Une villa cossue de grand luxe, avec grande pelouse et un travail sur les boiseries digne des grands musés, des colonnes de marbre etc. Tout était étincelant de propreté. L’hygiène parfaite. Au contraire, les latrines de l’entreprise étaient dans un état déplorable avec peu ou pas d’eau courante et pas de papier hygiénique et pas de savon ou de quoi se sécher les mains ! Les ouvriers n’avaient pas d’endroit où se changer et ils prenaient leurs sandwichs accroupis chacun là où il le pouvait dans un coin de l’unité ! L’autoclave et quelques accessoires mis à part, on se serait cru dans une entreprise du moyen âge. Mais voilà ; les observations faites à propos de cette unité sont pour ainsi dire communes à de très nombreuses entreprises de l’agroalimentaire dans notre pays. Sachant que les grandes centrales d’achat étrangères envoient régulièrement un de leurs experts pour vérifier, en particulier, la conformité du travail sur place aux BPH (Bonnes Pratiques d’Hygiène) et au HACCP, ceci explique en grande partie pourquoi nous avons de la peine à percer sur les marchés extérieurs pour les produits alimentaires transformés industriellement alors que ces produits ne sont généralement soumis à aucun quota !
La problématique de l’eau potable
Il y a quelques années, une grande société d’export d’agar-agar avait demandé mon assistance, en tant que directeur local du Cabinet d’Audit américain mentionné, pour commencer à exporter ses produits sur le marché US. J’étais impressionné, lors de ma tournée d’usine le premier jour de travail, de l’équipement moderne et coûteux de l’entreprise, qui travaillait en quasi exclusivité pour l’export, dont la plupart des opérations étaient automatisées. Le nombre d’analyses effectuées sur le produit fini était également considérable compte tenu que l’agar-agar pouvait constituer un substrat pour des déterminations d’ordre microbiologique dans un laboratoire d’analyses médicales. Mais, alors que j’effectuais, une semaine plus tard, ma deuxième visite de travail, le technicien qui commentait les opérations pour moi m’informa, contrairement à son prédécesseur, que l’eau, nécessitée en grande quantité pour le travail de la matière première (des algues), était une eau de puits. Questionné à ce sujet, le Président de l’entreprise s’est fait rassurant parce que, disait-il, les gens viennent de loin pour boire l’eau de Fouwarat (région de Kénitra). Sous ce rapport, l’eau potable est définie par l’OMS et doit, en particulier, être chlorée (addition de l’élément chlore pour désinfection). Or, le codex Alimentarius et l’OMS préconisent l’utilisation de l’eau potable (désinfectée) pour le travail sur aliments. Faire autrement, c’est-à-dire utiliser une eau qui s’éloigne de cette définition, revient aux yeux de la réglementation internationale à un acte de fraude. Le dilemme pour la société était, sans aller dans les détails, que la correction des pratiques de l’entreprise aurait nécessairement pris du temps alors que les responsables voulaient saisir une opportunité d’export dans le pays de l’Oncle Sam même si nous, nous ne les avions pas certifiés dans ce but. Mais à qui la faute, sinon à l’autorité de tutelle qui a tendance, selon mon opinion, à considérer que l’accès aux marchés extérieurs se décrète par la seule volonté administrative des fonctionnaires d’hier, essentiellement la DPVCTRF (Direction de la Protection des Végétaux des Contrôles Techniques et de la Répression des Fraudes) ou l’ONSSA aujourd’hui.
Eclairage et conclusion
Depuis la promulgation des premières normes d’hygiène il y a plus d’un siècle le but est toujours le même, celui de lutter contre la prolifération des germes pathogènes qui représentent plus de 90% des affections d’origine alimentaire. La différence c’est qu’il est possible aujourd’hui de quantifier le degré d’adhésion d’une entreprise à l’application des principes d’hygiène grâce aux analyses microbiologiques. Selon mon expérience de plusieurs dizaines d’années, les opérateurs sont bien plus sensibles à l’application d’une règle donnée quand ils en ont bien compris la finalité et les implications positives sur le rendement de leur travail. S’agissant du secteur agroalimentaire, c’est aux fonctionnaires de l’ONSSA, qui font régulièrement la tournée de tous les exploitants, d’accepter de réserver une partie du temps de leurs visites à la sensibilisation des professionnels sur les liens entre l’hygiène et la prévention des maladies d’origine alimentaire et ils doivent se préparer sérieusement dans ce but pour augmenter les chances de voir leur message aboutir. A ce jour, selon ma perception des choses, ce travail n’est pas fait ou simplement bâclé et le résultat est un manque flagrant de l’application des principes d’hygiène le long de la chaine alimentaire comprenant les hôtels et les restaurants. Sous ce rapport, en tant que Cabinet de consultance, nous intervenons également (à une échelle plus réduite) sur le secteur agroalimentaire. Les données de nos archives (nombreuses) montrent que parmi les exploitants avec lesquels nous avons travaillé, certains sont habitués au laxisme de l’autorité de tutelle (ONSSA actuellement) et montrent de l’intérêt surtout pour le document de certification en tant que tel, « Certificat HACCP » par exemple, que nous sommes en mesure de leur octroyer, pour le faire valoir et augmenter leur chiffre d’affaires ou bien répondre à une exigence d’un partenaire étranger, et se moquent de l’application des règles qui en découlent comme de l’an quarante. Ils ne le disent pas comme cela évidemment et se réfugient derrière toutes sortes de prétextes sur lesquels il arrive qu’on se fasse avoir au début tout au moins. Mais avec le temps, on finit par réaliser que ces types d’exploitants sont à la recherche uniquement de documents de complaisance. Même si notre situation d’opérateur privé est plus contraignante financièrement que celle des fonctionnaires de l’ONSSA, nous n’avons pas hésité à rompre la relation de travail dès qu’il est devenu « crystal-clear » que nous avions affaire à des opportunistes sans foi ni loi à la recherche du gain coûte que coûte et advienne que pourra pour les consommateurs. A titre d’exemple, un exploitant qui demande qu’on lui envoie le certificat contre paiement de la facture ! Le cas échéant, nous en avons informé l’ONSSA dont les responsables restent imperméables à ce type de communications.
En guise de conclusion, le comportement du patron de l’unité de traitement d’olives évoqué plus haut dans le texte semble être de la même nature que celui de fonctionnaires de l’ONSSA. Dans le premier cas, on peut dire que la propriété (villa cossue) du patron est le fruit de son travail dont l’instrument est son entreprise et les gens qui bossent dedans qui représentent son capital en définitive. Un peu comme un arbre qui donnerait des fruits. Mais un patron aux petits soins, dirions nous, beaucoup plus pour la pomme que pour le pommier dénote d’un comportement qui ne respecte pas le bon sens et ne dure que parce que l’autorité de tutelle, qui doit veiller à l’application de la loi, ne fait point son travail. En effet, en tant que représentants de l’autorité de tutelle, ces fonctionnaires ont l’exigence de pousser à l’application de la loi dont le principe fondamental est le respect de l’hygiène qui ne coûte souvent rien sinon retrousser ses manches et effectuer le travail pour lequel on a demandé à être autorisé. Or il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir l’état de décrépitude dans lequel se trouvait l’entreprise évoquée plus haut et d’autres du même genre encore aujourd’hui. Au-delà des agents de l’ONSSA, il y va de la crédibilité de l’Etat qui le dit haut et fort, et on voudrait bien le croire, que le Royaume vise à être un leader qui montre la voie aux autres pays africains !