La politique du dénigrement

 Dans une société, les activités d’ordre public et d’ordre privé se côtoient, chacune s’exerçant dans le cadre de la réglementation en vigueur. Mais, le secteur public ne dépend pas toujours du secteur privé pour remplir ses fonctions alors que pour croitre et se développer, ce dernier a besoin, d’une manière ou d’une autre, du soutien du secteur public. Il y a certainement eu des progrès dans les prestations du secteur public marocain d’aujourd’hui par rapport à il y a une vingtaine d’années par exemple. Ceci étant, quel est ce professionnel exerçant dans le privé qui n’a pas expérimenté le mépris de certains officiels de l’Etat qui refusent de répondre à votre courrier motivé et/ou qui répondent à côté de l’objet et/ou font pression sur vous au téléphone en vous contraignant parfois de venir les voir pour échanger par voie orale tout en vous forçant vous à faire des écrits comme eux le souhaitent et mille autres procédés tordus pour pérenniser leur domination (leur rente) sur les rouages de l’activité économique du pays. Ce sont ces pratiques que nous qualifions de dénigrement pour les besoins de cet article.

 Il est facile de calomnier quand il y a impunité

 Après avoir, au milieu des années quatre-vingt dix, rendu mon rapport sur un travail d’expertise judiciaire de ce qu’on a appelé alors le blé de l’Inde, un haut fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur avait téléphoné à mon laboratoire et demandé que je vienne le voir à Rabat. J’ai été reçu affablement et l’officiel m’a mis à l’aise en m’offrant une tasse de thé. Il m’a ensuite montré une note, signée au nom du Ministre de l’agriculture de l’époque, reprenant les points de l’ordre du jour d’une réunion interministérielle devant se tenir le lendemain. Un des points à discuter portait sur ma personne nommément désignée (Dr Ahmed Essadki) avec le qualificatif « subversif ». Sous ce rapport, le haut fonctionnaire m’a tranquillisé en ce qui concerne la position de son Ministère et m’a présenté un ingénieur à qui je devais donner des d’informations exhaustives et circonstanciées sur mon travail rendu à la Cour (ce qui fût fait) pour, comme je l’ai compris, leur donner des éléments objectifs de réponses à échanger, le cas échéant, avec les responsables du DPVCTRF (Direction de la Protection des Végétaux, des Contrôles Techniques et de la Répression des Fraudes) du Ministère de l’agriculture qui paraissaient m’avoir pris en grippe pour avoir réfuté leur point de vue sur le dossier évoqué devant le tribunal.

 L’histoire rapportée plus haut est un simple exemple symptomatique, parmi de nombreux autres (voir différents articles de ce blog), de l’esprit de dénigrement de certains fonctionnaires de l’administration marocaine pour le travail des autres, dans le privé en particulier. Il s’agit, selon moi, d’un triste héritage de l’ère coloniale française. Or, selon les règles établies pour les contre-expertises (second assessment), il aurait été plus rationnel de démontrer d’abord par des essais de laboratoire que mon travail n’était pas objectif, le remettre ensuite en cause et seulement après conclure que mon comportement était de « nature subversive » et non pas procéder en « mettant la charrue avant les bœufs ». Mais cette approche est jugée inopportune et indigne  de fonctionnaires inspirés de l’esprit (laissé par les français) de travail de l’administration centrale de la métropole qui exige obéissance et soumission de la part des citoyens devant le diktat des fonctionnaires qui ont toujours raison du fait qu’ils représentent l’Etat qui « ne se trompe jamais ». Cet article passe en revue quelques situations vécues ou bien observées de près pour voir dans quelle mesure le discours qui veut que les marocains ne soient bons que pour les seconds rôles, le premier revenant par principe aux français du fait que nous leur empruntons passagèrement leur langue, est conforté par le vécu chez nous en particulier dans le secteur agroalimentaire.

 Du malaise de se servir de notre langue entre nous

 Je me rappelle quand j’avais intégré, en tant que chercheur junior, Hoffmann-La-Roche, le concierge espagnol de l’immeuble, propriété de la société, était venu me conseiller d’ajouter tout de suite à côté de mon nom sur la boite à lettre ma qualité de « PhD » pour éviter des confusions. Dit autrement, pour qu’on ne me confonde pas, vu mon teint, avec un travailleur subalterne. J’ai appris par la suite que la pratique faisait partie de recommandations de l’employeur pour veiller à la quiétude et le confort de ses chercheurs en général à l’instar de l’encouragement de l’utilisation de la langue anglaise pour les échanges d’idées dans le travail au sein de ses entreprises de Bâle de près de sept mille employés. Plus tard, quand j’ai voulu, à la fin des années quatre-vingts, m’installer à mon compte sur Casablanca, et que je devais pour cela faire le tour de quelques administrations, j’ai été conseillé de m’adresser aux fonctionnaires de mon pays en français sous peine de les voir amoindrir mon statut ! C’est navrant, car aucun citoyen d’un pays européen ne s’adresse dans une langue étrangère à des fonctionnaires de son propre pays comme moyen de protéger son statut social. Sous ce rapport, alors que je recevais à la demande de la Cour, dans le cadre de l’instruction d’un dossier litigieux, les adversaires d’un conflit pour recouper des événements, j’ai constaté une difficulté de communication entre les parties opposées. Les représentants de l’Oréal (accusé), une femme et un homme citoyens français et voulant parler leur langue d’un côté et les plaignants, une femme marocaine et son mari citoyen anglais et voulant les deux communiquer en arabe. A la fin de cette réunion de travail, j’avais demandé informellement à la citoyenne française depuis combien de temps elle vivait au Maroc et sa réponse était : dix ans. Mais, a-t-elle ajouté : « je ne parle pas l’arabe parce que tout le monde me parle en français » ! Alors, non seulement nous sommes coupables de ne pas échanger suffisamment dans notre langue, mais en plus nous portons la responsabilité apparente de décourager les français de communiquer avec nous en arabe !

 Qu’en est-il dans l’agroalimentaire

 Après avoir prêté serment en tant qu’expert biologiste ce Janvier 1984, j’avais adressé une circulaire aux tribunaux du Royaume en mettant à leur disposition mon savoir faire et un laboratoire d’analyses des produits alimentaires outillé pour ce travail. A l’époque, il n’y avait que la loi 13-83 en vigueur (abrogée depuis en 2010). Cette loi autorisait les services de la répression des fraudes, dans le cadre de leurs inspections des entreprises agroindustrielles nationales, à effectuer les analyses d’expertises sur les échantillons prélevés et, en cas de contestation sur leurs opérations, de refaire eux-mêmes le travail de contre-expertise. Les multinationales trouvaient cette situation étrange aux yeux des pratiques internationales mais il n’y avait que cette loi héritée (en substance) du protectorat. Dans ces conditions, une fois qu’une entreprise a été épinglée par les services en question, elle était systématiquement (sauf miracle) condamnée au Tribunal de Première Instance et devait attendre que le dossier passe en appel, plusieurs mois voir plusieurs années après, pour essayer de faire valoir son point de vue (mes archives). Et si, entre temps, il y avait un appel d’offre lancé par un organisme étatique, la société en question en était exclue compte tenu de sa condamnation « provisoire » au tribunal ce qui irritait fortement les multinationales car elles avaient les mains liées contre cette entorse à la réglementation internationale. La pression était très forte sur la Cour d’Appel de Casablanca pour trouver une solution parce qu’en définitive c’est le tribunal qui condamne même si tout le travail pour cela est effectué en amont par la répression des fraudes. Alors, dans une décision courageuse et inédite, le premier Président de la Cour d’Appel de Casablanca de l’époque, Monsieur Hammou Mestour, avait  ordonné que l’on envoie à mon cabinet tous les dossiers où il y avait un différend entre la répression des fraudes et les entreprises et il y avait un sacré cumul. Sous ce rapport, en demandant à chacune des entreprises concernées de me remettre formellement leurs points de vue sur les litiges les opposant à la répression des fraudes, j’ai entrouvert sorte de boite de Pandore qui m’a permis de réaliser l’état de déliquescence avancé de notre système de contrôle et de supervision du secteur agroindustriel national et du comportement de responsables de la répression des fraudes  proche de celui de la « Cosa Nostra » (mes archives). Il est d’ailleurs possible que le retard pris à ce jour dans l’application de la nouvelle loi 28-07 de sécurité sanitaire des aliments soit le fait d’agissements de certains des anciens cadres de la DPVCTRF qui officient encore au sein de l’ONSSA (Office National de Sécurité Sanitaire des Produits Alimentaires). Les fonctionnaires de l’époque régnaient en maitres absolus sur le secteur agroalimentaire et ne toléraient aucune parole au dessus de la leur. Ils rançonnaient tous ceux qu’ils voulaient sinon réprimaient les récalcitrants en instruisant à leur encontre des dossiers, dignes des périodes noires du moyen âge, qu’ils adressaient ensuite au tribunal comme on envoie quelqu’un à l’échafaud. Dans ce cadre, sur les centaines de courriers que j’ai adressés sur plusieurs années en tant qu’expert judiciaire à un responsable ou un autre de la structure évoquée (DPVCTRF), au LOARC (Laboratoire Officiel d’Analyses et de Recherches chimiques), à l’ONICL (Office National Interprofessionnel des Céréales et Légumineuses) et autres services de l’Etat, j’ai reçu, des semaines ou des mois après l’envoi de mes lettres, moins de cinq « réponses » sous forme de langue de bois et donc sans aucune utilité pour les objets de mes courriers. Quoique les pratiques dont je prenais connaissance fussent répressives et archaïques, les juges n’avaient pas tous conscience qu’ils tiraient les marrons du feu au profit de la répression des fraudes lorsqu’ils condamnaient systématiquement les entreprises en première instance. L’idée m’est alors venue de compiler mes observations sous forme d’un livre (« Les Rouages de la Répression des Fraudes », édition 2005, Sochepress) didactique à l’usage des magistrats que j’ai ensuite distribué gratuitement à plusieurs tribunaux du Royaume pour les rendre attentifs au rôle de « subalternes » où la loi 13-83 les avait confinés.

 L’ONSSA dans tout cela

 Avant d’adopter une nouvelle pratique de travail, la FDA, et d’autres organismes comparables, met le texte considéré en ligne et donne la parole et du temps aux professionnels concernés pour formuler leurs avis, éventuellement de critiquer, amender ou faire de meilleures propositions avant l’adoption définitive de la nouvelle approche de travail. On ne voit pas cela avec l’ONSSA qui préfère adopter un comportement régalien en la matière (voir article : Différend sur un certificat sanitaire de l’ONSSA). Mais en essayant d’éviter la confrontation des idées, cet organisme ne fait que perpétuer les pratiques de ses prédécesseurs sous le règne de la défunte loi 13-83. Dans le même registre, alors que, par coïncidence, j’ai été témoin d’un comportement irrégulier et irresponsable de représentants de l’ONSSA dans un établissement hôtelier de Casablanca (mes archives) et pris la peine ensuite de mettre tous les éléments de cet incident dans une lettre envoyée par fax au Directeur Général de l’ONSSA, et rapporté sur ces faits par la suite au Ministre de l’agriculture, il n’y a, à ce jour, jamais eu aucune réponse de l’un ou de l’autre. Comme il n’y a jamais eu de réponse à des courriers que j’adresse de temps à autre à l’ONSSA sur des faits similaires. Alors, selon mon opinion, si quelqu’un pense que le redressement des comportements anti-professionnels des fonctionnaires de l’ONSSA se fera tout seul avec de la patience, il lui faudra probablement attendre encore bien longtemps. Le plus raisonnable serait de renvoyer chez eux les anciens cadres qui ont exercé des responsabilités effectives au sein du DPVCTRF et la Direction de l’élevage dans la période de la loi abrogée 13-83, avec indemnisation pour une retraite anticipée s’il le faut. Cela rendrait service à l’ONSSA et en même temps accélérerait l’implémentation de la nouvelle loi 28-07 de sécurité sanitaire des aliments. Faute de quoi, les français, qui misent sur la défaillance de nos organismes pour revenir se mêler encore de nos affaires, doivent se frotter les mains en espérant qu’on fera une fois de plus appel à eux pour jouer les premiers rôles et mettre de l’ordre dans nos secteurs productifs vitaux. Les pays africains eux finiront par avoir des doutes sur la capacité du Maroc à remplir le rôle de leadership que tout le continent voudrait le voir endosser.