Un resquilleur dans le contrôle des médicaments
Quand j’ai débuté mon travail ce mois de Septembre 1984 dans une unité pharmaceutique de la place de Casablanca, numéro un des ventes à l’époque, j’avais enfilé une blouse blanche et commencé à analyser les produits sur la paillasse à l’instar des autres techniciens ; voulant leur montrer que j’étais l’un des leurs. Par coïncidence, l’hebdomadaire Jeune Afrique, qui avait obtenu une autorisation pour ce travail des semaines avant et qui prenait des images à ce moment là, a pris une photo de moi opérant en tant que laborantin, sortie ensuite dans le magasine. Lorsque, semble-t-il, le président de la société a vu l’image, il s’est exclamé : « Je le paie comme Attaché scientifique et voilà qu’il s’amuse à faire le technicien ! ». Après cet intermède, j’avais entrepris de regarder d’un peu plus près le travail à tour de rôle de chacun des techniciens. Mais, l’un d’entre eux perdait ses moyens chaque fois qu’il me voyait s’approcher de lui et faisait tout de travers. En consultant son dossier remis par le service du personnel, j’y avais seulement trouvé une attestation de travail antérieur dans les tanneries de Fès ! Sommé de me donner une explication sur comment il a pu atterrir au service de contrôle des médicaments, il m’avait avoué que c’était « par l’intermédiaire de quelqu’un qui connaissait quelqu’un etc. ». Il était l’un des techniciens les mieux payés, ce qui rendait la situation encore plus incompréhensible. Mais, il a finalement compris que ce n’était pas sa place et était parti sans faire d’histoire. Avec la complicité d’autres techniciens, le resquilleur avait développé quelques tours de passe-passe (non discutés ici) pour ne pas voir ses Bulletins d’Analyses rejetés par la pharmacienne responsable. Mais son stratagème n’aurait pas résisté un instant à un examen rudimentaire de « questions/réponses » avant de l’accepter au poste de travail, ce qui bien sûr n’a pas été fait au moment du recrutement ou bien courant les trois années de son travail. Durant cette période, au bas mot, plus d’un millier de lots de médicaments devaient avoir transité entre ses mains avant d’être vendus dans les pharmacies.
L’exemple rappelé plus haut montre à l’évidence, nonobstant les stipulations de la loi, à quel point la culture du contrôle qualité manquait, au profit d’un contrôle alibi, il y a une trentaine d’années dans cette unité de production des médicaments, et possiblement dans d’autres également. Mais le patron pouvait toujours soulager sa conscience en s’assurant que certains des produits sensibles étaient soumis au contrôle du commettant français avant leurs mises sur le marché. On peut bien sûr se poser la question jusqu’à quel point cet état des choses n’arrangeait pas les visées de la France métropolitaine en premier lieu. En effet, chargée d’assister le Maroc pour la préparation des cadres à l’aube de l’indépendance, elle aurait sciemment, ce que je pense, décidé d’ignorer totalement une telle formation pour l’agroindustrie (voir article : l’instrumentalisation du contrôle de production) et l’avoir fortement négligée dans le cas du médicament pour garder de telles prérogatives pour elle-même, c’est-à-dire entre les mains d’opérateurs de la métropole. Nous allons développer un peu plus cette réflexion pour voir comment, depuis quelques siècles déjà, les pays occidentaux adaptent régulièrement leurs « outils de travail » dans l’intention de soumettre les autres, dans ces secteurs et d’autres, pour maintenir les pays du sud sous contrôle.
Rappel historique
Au début du règne de l’empire espagnol sur l’Amérique latine, les indigènes avaient un statut de « subhumains » plus proche de l’animal. Cela permettait au « propriétaire » d’avoir, en particulier, droit de vie et de mort sur ses sujets sans avoir à rendre compte à qui que ce soit. Les premiers colons des Etats Unis d’Amérique ont pratiqué de même avec les esclaves africains. Mais ce type d’esclavagisme, basé au départ sur la « politique de la canonnière », avait fait son temps au début du XXème siècle et il a fallu trouver un substitut davantage dans l’air du temps. Dans ce but, et à titre d’exemple, cet ouvrage de l’encyclopédie Larousse des années trente qui décrit « scientifiquement » l’infériorité du cerveau des indigènes algériens à celui des occidentaux, instrumentalisant ainsi la science pour renforcer la chimère de la supériorité innée des occidentaux sur le reste de l’humanité. Mais à mesure que les moyens plus ou moins artificiels pour soutenir de telles velléités de supériorité disparaissent, les inconditionnels de l’exploitation des autres cherchent avec plus d’ardeur d’autres stratagèmes sur lesquels asseoir leurs prétentions de « surdoués » pour mieux tirer profit des richesses des autres. Selon ma perception des choses, le contrôle qualité sur les produits de notre pays est l’un de ces outils où, en particulier, les français de la métropole considèrent qu’ils sont mieux placés que nous pour le gérer à notre place. Ils sont aidés en cela, consciemment ou non, par certaines de nos propres structures ici même au Maroc.
La loi abrogée 13-83 a enterré le contrôle qualité
S’agissant du travail dans l’industrie agroalimentaire au Maroc, il faut dire que les textes, majoritairement élaborés par l’occupant français, de l’ancienne loi 13-83, abrogée en 2010, ont permis aux services de la répression des fraudes de tuer dans l’œuf les efforts de nombre d’industriels qui avaient, pour une raison ou une autre, essayé de monter leurs propres services de contrôle qualité dans l’entreprise. Les exemples sont nombreux mais je me contenterai d’un seul qui illustre tout le mal dont certains responsables des services mentionnés se sont rendus coupables en agissant contre la modernisation du travail dans ce pays. Sur demande de la Cour d’Appel de Casablanca, je devais effectuer une contre-expertise après le travail de la répression des fraudes sur un dossier relatif à la Farine Nationale de Blé Tendre (FNBT). Cela concernait une grande minoterie, près du Palais Royal de Casablanca. Alors que je faisais mon tour d’audit de l’entreprise, j’ai remarqué la présence d’équipement de contrôle de laboratoire pour ce type de travail (différents tamis, four de minéralisation, balance de précision, étuves etc.). L’équipement, dans un état poussiéreux, n’avait pas l’air d’avoir beaucoup servi. A ma question de savoir pourquoi ce matériel ne fonctionnait pas, le patron me répondit : « J’avais équipé ce laboratoire à grand frais et recruté deux techniciens pour travail à plein temps parce que cela faisait partie du cahier des charges. Le problème est que, quoiqu’on fasse, les résultats de la répression des fraudes sont toujours considérés supérieurs aux nôtres. Le laboratoire me coûtait de l’argent mais nos contrôles à nous n’avaient aucune valeur pour ces gens avec lesquels il fallait composer à chacun de leurs passages. Comme je ne pouvais pas m’occuper des uns et des autres en même temps, j’ai préféré fermé le laboratoire. Cela me revenait moins cher et j’avais moins de tracasseries ». Combien d’entreprises ont été dans le même cas ; Dieu seul le sait. Le fait est qu’une partie des anciens fonctionnaires de la répression des fraudes continue d’officier au sein de l’ONSSA (Office National de Sécurité Sanitaire des Produits Alimentaires) actuel, trainant avec eux ces pratiques d’un autre âge, martyrisant les industriels et tout le secteur avec eux, tuant également toute possibilité d’émergence d’un secteur privé de prestations d’appui aux entreprises sans que l’on puisse y faire quoi que ce soit.
Conséquences du laxisme de l’ONSSA
En dehors de quelques actions d’éclat de temps à autre, dont l’impact sur le travail structuré dans le secteur agroindustriel reste à démontrer, nombre de fonctionnaires de l’ONSSA affichent, par leur comportement, un dédain ostentatoire de la nouvelle loi 28-07 de sécurité sanitaire des aliments. Dans les restaurants, les hôtels ou les entreprises où j’ai travaillé, les gens connaissent ces fonctionnaires qui les visitent régulièrement pour des « raisons sonnantes et trébuchantes ». Tous ceux avec qui je me suis entretenu sont formels que les fonctionnaires en question refusent de prévenir de leur arrivées, répugnent à faire quoi que ce soit de leur travail par écrit, ne signent aucun document avec leurs noms et qualités et donnent toutes leurs instructions oralement. En faisant comme ils font, contrairement à la réglementation en vigueur, ils font plus que transgresser la loi ; ils la méprisent, eux qui sont supposés donner l’exemple du respect des textes réglementaires. Ils empêchent en cela l’éclosion de l’esprit de contrôle qualité chez nous, dont nous avons besoin pour nous aider à exporter nos produits comme les autres nations et perpétuent ainsi l’esprit de l’occupant français en le laissant seul maître dans notre pays de la crédibilité sur laquelle repose ce type de travail. De plus, les exploitants sont enclins à déduire du comportement de ces mauvais fonctionnaires qu’ils sont, somme toute, dédouanés de leurs actions passées jusqu’à la prochaine visite de ces professionnels de la complaisance. Ensuite, c’est la porte ouverte à toutes sortes de dépassements qui éloignent davantage encore les exploitants des principes des bonnes pratiques.
Remède à la malédiction
Les dysfonctionnements du système de contrôle qualité dans l’agroalimentaire et ailleurs ont été vécus par d’autres nations avant nous qui les ont rectifiés parfois après des luttes acharnées avec les promoteurs intéressés par les dérives. Ce bras de fer est superbement illustré dans le film sur l’Amérique des années trente de James Cagney : « Great Guy ». Beaucoup de choses ont changé depuis cette époque pour les USA. Ils ont en particulier pris conscience de l’impact énorme pour toute la population d’une éventuelle défaillance du système de contrôle qualité des produits alimentaires et ont alors introduit une loi « Bioterrorism Act » qui criminalise, entre autres, les fraudes alimentaires. Dans ce cadre, la FDA explique que même si un produit est conforme, s’il n’y a pas un moyen objectif (documents réglementaires de contrôle qualité) pour le démontrer, l’aliment sera considéré aux yeux de la loi comme non conforme et sa destruction sera opérée à la charge de son propriétaire. L’ONSSA ferait bien de s’inspirer de cette devise, de l’afficher dans son site web et d’agir en conséquence. A la minute où les opérateurs seront convaincus que l’ONSSA dit bien ce qu’il pense, ils rentreront tous dans le rang et accorderont l’attention qu’il faut au contrôle qualité. Ce sera la plus belle des victoires pour le Royaume pour lui-même et pour toute l’Afrique qui nous regarde comme un exemple à suivre. Sous ce rapport, le premier test grandeur nature de l’ONSSA se fera dès ce Lundi premier Décembre où ses responsables dans les ports devront implémenter la loi sur le terrain en facilitant le transit des marchandises pour les importateurs qui ont fait les efforts nécessaires pour obtenir leurs agréments et/ou autorisations. Il faut espérer que ces fonctionnaires ne choisiront pas de continuer leur « business as usual » (garder le statu quo) et traiter tout le monde sur le même pied d’égalité et renvoyer de facto la mise en œuvre effective de la loi aux calendes grecques.