Il y a une dizaine d’années, feu le Président français Jacques Chirac résumait avec humour certains revers de fortune par la formule « Les emmerdes ça vole toujours en escadrille ». Si l’expression est entrée depuis dans le langage courant, il est probable que la situation que vit à présent l’Europe est celle qui rend le mieux cette image. En effet, les pays du Continent européen font actuellement face en même temps à de multiples difficultés et obstacles tels que le Covid-19, apparu avant la guerre Russie/Ukraine mais toujours d’actualité, pénurie de gaz et autres matières premières, inflation galopante, renchérissement inédit des prix des produits alimentaires, croissance en berne, sécheresse sévère, feux de forêts, dégringolade de l’Euro face au Dollar, frondes et grèves des travailleurs pour des augmentations de salaire et j’en passe. L’entrée éventuelle des pays UE en récession est à présent sur toutes les lèvres.
Considérant cet état de fait, l’actuel Président français, Monsieur Emmanuel Macron, vient d’annoncer lors de son premier conseil des ministres de la présente rentrée que, en particulier, l’ère de l’abondance à laquelle la France-UE1 a été habituée jusqu’à présent est révolue. L’abondance est effectivement révolue pour toute l’Europe avec un ressenti qui peut se décliner différemment d’un pays à l’autre dû à leurs différents degrés de dépendance de l’énergie et autres matières premières importées.
1 : Nous utilisons ce terme à dessein car les officiels français qui viennent au Maroc rappellent régulièrement (les deux drapeaux à côté) qu’ils parlent au nom de la France et de l’UE.
Ceci étant dit, il est difficile de croire que cette profusion de catastrophes sans précédent, qui percute aujourd’hui sévèrement les pays de l’UE, soit le résultat du hasard ou bien de la guerre Russie/Ukraine stricto sensu. Mais, faute de mettre la main sur les raisons confirmées de cette débandade économique et commerciale européenne, prélude probable à une bascule de l’UE vers l’inconnu, nous pouvons toujours conjecturer pour essayer d’y voir un peu plus clair.
Tout d’abord, pour jouir de l’abondance et du sentiment d’insouciance dont la France-UE a profité jusqu’à aujourd’hui, aux dépens de nos populations africaines, nos voisins du nord ont eu recours au départ à la politique de la canonnière, enrichie ensuite d’une stratégie plusieurs fois centenaire savamment organisée d’appropriation, pour leur bénéfice exclusif, des circuits commerciaux et économiques des pays de notre Continent. Cela leur a permis de maintenir un niveau de vie qui est largement au-dessus de leur potentiel industriel et technologique actuel. En effet, ces pays manquent pour la plupart de ressources énergétiques propres à eux et la majorité des articles de grande consommation qu’ils produisent peuvent être achetés ailleurs dans le monde à de meilleurs rapports Qualité/Prix.
Malgré ces évidences, la perception du citoyen africain moyen — vraisemblablement hanté par un complexe de soumission hérité de la période coloniale, conjugué à une propagande France-UE massive, diffuse, récurrente, régulièrement actualisée et embellie — est que l’Europe est prospère notamment par ses ressources agroalimentaires et donc en mesure d’aider les africains pour se nourrir au moindre coût. C’est ce qui explique aussi le nombre toujours important de migrants de la faim qui tentent de rejoindre l’Europe. Sur le même sujet, il y a le message de quelques semaines en arrière, repris en boucle par les médias de France-UE, sur la guerre Russie/Ukraine qui perturbe énormément l’approvisionnement en céréales des pays africains et du Moyen-Orient. Curieusement, le message n’évoquait aucune perturbation sur les approvisionnements de l’UE (voir plus bas).
Mais, l’Europe n’ayant pas reçu mandat pour parler au nom de l’Organisation des Nations Unies, on peut s’interroger sur les ressorts éventuels qui sous-tendent les propos de Monsieur Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, dans sa déclaration du 22 Juillet passé comme quoi la reprise des exportations de céréales depuis l’Ukraine est une « question de vie ou de mort ». Les préoccupations de Monsieur Borrell dans son annonce devant la presse semblent largement dépasser celles du PAM (Programme Alimentaire Mondial), Organisme des nations Unies ayant pour mission la lutte contre la faim dans le monde. C’est peut être uniquement de l’altruisme de la part du représentant de la France-UE. Mais, le passé colonial de ces puissances — qui est semé de pillages, vols et cupidité chez-nous en Afrique et ailleurs — peut plaider pour d’autres motifs moins glorieux quoique peut-être plus difficiles à dévoiler (voir plus bas).
Pour illustrer notre propos, nous nous référons à cet exemple tiré de nos archives personnelles. A la fin des années quatre-vingt du siècle passé, nous avons, pour des considérations non reportées ici, décidé d’investir dans la valorisation des huiles essentielles. Dans ce cadre, j’ai été reçu par le premier responsable administratif (Caïd) de la plus grande zone de production d’huile de romarin dans la région Est du Maroc. Cet officiel a eu l’amabilité de faire venir le plus grand producteur artisanal d’huile de romarin de la région et nous a réunis dans son bureau dans le but de favoriser la naissance d’une collaboration. Mais le producteur en question m’a simplement déclaré qu’il n’avait pas de produit à me vendre car toute sa production (plusieurs dizaines de tonnes par an) lui était achetée et payée une année à l’avance par ses clients français.
C’est peut-être de cette manière que la France fait figurer dans ses listes d’articles exportés des produits qu’elle ne possède pas sur son sol.
Revenons à présent à nos céréales. Tous ceux que ça intéresse savent que Genève, qui abrite une multitude de sociétés spécialisées dans le commerce de matières premières agricoles, est la plaque tournante du commerce des céréales dans la zone Afrique/Moyen-Orient, qui reste une chasse (agroalimentaire) gardée de la France-UE. Alors, à l’instar des clients France-UE du distillateur marocain évoqué plus haut, ces sociétés de spéculation achètent les céréales longtemps à l’avance, même s’ils peuvent les garder en stock en Ukraine ou ailleurs. Habituellement, ce sont ces sociétés qui revendent en Afrique et Moyen-Orient les céréales, qui les facturent et perçoivent l’argent avec option d’indiquer éventuellement l’origine de la marchandise. Pour cette raison, beaucoup de citoyens africains ont probablement vu pour la première fois des céréales chargées dans un port d’Ukraine à destination directe de l’Afrique/Moyen-Orient et pris conscience de l’importance de ce pays en tant que fournisseur majeur de céréales en dehors de notre « fournisseur de référence » France-UE. Comme conséquence, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour déduire le rôle réel joué auparavant par France-UE sur une bonne partie des céréales qui nous étaient vendues en Afrique et Moyen-Orient. C’est-à-dire un rôle essentiellement d’intermédiation et de spéculation sous couvert de sauver nos populations de la faim. Sous ce rapport, nous n’excluons pas que les propos de Monsieur Josep Borrell, rapportés plus haut, soient sincères. Toutefois, nous pensons vraiment que ces déclarations doivent lui avoir été soufflées par le lobby France-UE des céréales dont les membres ont effectivement de quoi être furieux d’avoir été écartés de leur marché le plus juteux, qu’ils risquent d’ailleurs de ne plus revoir à jamais. Nous supposons que l’inquiétude de ces spéculateurs de la place genevoise et ailleurs en France-UE doit être immense après qu’ils aient réalisé que l’UE n’a eu aucun rôle à jouer dans le déblocage des exportations des céréales ukrainiennes et que, au contraire, leur mise à l’écart de ces marchés a été à l’initiative de la Russie, aidée en cela par la Turquie, archennemi de la France-UE, et avec la bénédiction de Monsieur António Guterres, secrétaire général de l’ONU.
Aujourd’hui, les prix des denrées alimentaires d’origine animale ont augmenté significativement un peu partout en France-UE ce qui a conduit les responsables concernés à reconnaître que les perturbations de l’approvisionnement en céréales ukrainiennes sont en bonne partie responsable du renchérissement du panier de la ménagère en France-UE. Comme conséquence, et pour limiter l’impact négatif du renchérissement des denrées alimentaires, la France-UE a été obligée de montrer davantage de souplesse sur les normes sanitaires à l’importation de ces produits de base.
Bien évidemment cela contrarie les stratèges français qui avaient prévu de durcir davantage les normes sanitaires à l’adresse de tous ceux qui souhaitent exporter sur le marché UE en exigeant qu’ils mettent en place ce qu’ils appellent « Mirror clauses », à savoir des normes copiées sur celles en vigueur en France-UE.
Au Maroc, nous sommes directement touchés par les changements de normes de contrôle imposés par la France-UE. Sans aller dans trop de détails qui ne seraient pas forcément utiles à tout lecteur de cet article, il est bon de rappeler ici que le Maroc, membre adhérent au Codex Alimentarius (ci-après le Codex) répugne toujours à appliquer l’esprit et la lettre des recommandations de cet organisme onusien sur le contrôle des produits alimentaires. Par exemple, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix du siècle passé, le Codex prône l’usage de l’approche HACCP pour apprécier le degré de salubrité de la nourriture. En essence, cela implique de s’assurer que le risque sanitaire durant la production de ces aliments est le plus bas possible. La mise en œuvre de ces recommandations renvoie explicitement à la maitrise du procédé de fabrication (Process) et à sa reproductibilité dans le temps. L’instrument de base le plus indiqué pour vérifier que les recommandations du Codex sont satisfaites est l’application des principes (largement connus à présent) du système HACCP (Hazard Analysis Critical Control Point). La loi 28-07 de sécurité sanitaire des produits alimentaires en vigueur au Maroc va exactement dans le même sens que le Codex. Mais, dans le travail de tous les jours, le HACCP est peu demandé par nos entreprises nationales. Ensuite, contrairement à ce qui se pratique ailleurs, l’absence de la mise en place du HACCP n’est pas considérée comme rédhibitoire par l’ONSSA. Au contraire, des responsables de cet organisme (c’est un secret de polichinelle) se servent d’intermédiaires initiés qui font aboutir l’inscription des entreprises auprès de l’ONSSA indépendamment de la mise en place ou nom du système HACCP. Ceci pose bien évidemment un risque difficile à évaluer sur la santé des consommateurs marocains. Si les gens de France-UE qui accréditent le travail de l’ONSSA ne se sont pas rendu compte de ce défaut majeur dans les prestations de cet organisme de tutelle, eux-mêmes doivent changer de boulot ou aller exercer leur besogne ailleurs.
Par exemple, le gouvernement marocain s’est engagé à intéresser les professionnels marocains (de l’agroalimentaire en particulier) à l’étranger pour venir investir dans leur pays d’origine. Parmi ces concitoyens, il y a bien évidemment les juifs marocains qui travaillent sur la Jordanie et Israël et exportent avec grand succès sur le grand marché américain. A signaler qu’il n’est pas possible à une entreprise d’exporter sur ce marché extrêmement lucratif en l’absence (au minimum) de la mise en place du système HACCP. Sachant que le Maroc — qui a un potentiel dans l’agroalimentaire autrement plus important que la Jordanie ou Israël — jouit d’un accord de libre-échange avec les USA, il y a toutes les chances que les citoyens marocains susmentionnés veuillent bien venir investir dans le secteur agroalimentaire au Maroc. Mais si ces spécialistes de l’export réalisent que l’ONSSA ferme les yeux sur les entreprises qui n’appliquent pas la loi sur le HACCP, ils seraient en droit de considérer cela comme de la concurrence déloyale.
Pour revenir au titre de cet article, nous rappellerons que le mythe (illusion) du colonialisme qui a consisté à conquérir un pays pour s’approprier la force de travail de sa population et ses ressources naturelles peut être considéré comme révolu à présent. Les adeptes de la France-UE à cette doctrine doivent dorénavant se préparer à un long réapprentissage à travailler dur et à compter sur soi. La bascule mentionnée plus haut devrait être mise à profit pour cela.