La symbolique du lait au Maroc
En 1974, j’avais accompagné un couple d’amis suisse-allemands qui se rendaient pour la première fois au Maroc. Nous nous sommes, à l’occasion de cette tournée, arrêtés quelques jours chez une tante dans un patelin près de Ouazzane. Elle savait qu’on arrivait et avait trait à temps un peu de lait de vache et en a donné un verre à thé à chacun qu’ils ont bu de bonne grâce. Il a fallu tout de même expliquer l’importance de ce geste chez nous. En effet, la consommation du lait en Suisse est très banalisée. On le substitue à l’eau pour cuisiner, on l’ajoute au chocolat, au café, on infuse du thé dedans et on étanche sa soif avec car souvent moins cher que l’eau commerciale. Alors que chez nous, durant la longue sécheresse des années quatre-vingt, les bons clients des épiceries de quartier recevaient, pendant le mois de Ramadan, le précieux sésame enveloppé dans du papier journal pour le masquer aux yeux des nombreux autres consommateurs malchanceux. Comme les hommes d’affaires cherchent à investir dans les produits demandés par le marché, cela explique comment à présent tout le monde peut acheter du lait à volonté, librement et sans avoir à le cacher. Mais on peut s’interroger sur ce que deviennent les petits producteurs de coopératives dans tout cela. C’est l’objet de cet article.
Les industriels trichent également
Entre 1994 et 1999, campagne d’assainissement aidant, j’ai réalisé des centaines d’expertises légales à la demande des tribunaux du Royaume, particulièrement sur les industries du secteur agroalimentaire de Casablanca. Une bonne partie de ce travail était consacrée aux expertises sur la farine (lobby puissant s’il en et sur lequel j’aurai l’occasion de revenir dans un texte ultérieurement) et sur le lait dont une facette de travail est rappelée dans cet article. Sommé par courrier enregistré de me communiquer leur point de vue sur des accusations de fraude portées contre l’une des plus grandes unités de production du moment de lait frais pasteurisé et de longue durée, le directeur d’usine me fait parvenir copie des minutes de productions (listing reprenant les analyses des « En-cours de fabrication ») dans un grand carton qui montraient que cette unité sortait, dans un cas « favorable », sept litres de laits à partir de la matière grasse pour six. L’après midi même j’ai été à l’entreprise en question avec le carton en main. Après une brève discussion avec le directeur des ressources humaines, nous avons été rejoints par le directeur de production, un jeune ingénieur qui n’avait pas vu d’inconvénient à transmettre à un expert judiciaire copie des « minutes » en question, sans aviser sa hiérarchie ! J’étais très remonté contre ces gens car entre mes mains il y avait la preuve qu’ils mettaient en vente du lait frais pasteurisé avec une teneur en matière grasse largement inférieure (jusqu’à 50% en moins) à l’exigence réglementaire. La fraude relevée pouvait être le point de départ d’un scandale de grande ampleur, particulièrement pour les femmes auxquelles le médecin peut recommander du lait de vache après le sevrage de leurs bébés vers les six mois. D’un autre côté, quelle assurance ces gens peuvent produire comme quoi ils vont stopper leur fraude ? Quelqu’un qui a assisté à l’entretien un peu houleux m’a pris à part ensuite et m’a dit en substance : « Pour ces gens, vous pesez beaucoup moins lourd qu’un agent de la circulation qui peut conduire un de leurs camions avec sa cargaison à la fourrière pour un feu arrière cassé. Vous, vous remettrez votre rapport à un magistrat à qui (les chances existent) ils livrent régulièrement l’assortiment complet de leurs produits laitiers et dérivés gracieusement ». Après réflexion, je leur ai dicté une longue note1 détaillant comment le travail de contrôle qualité était effectué au sein de leur unité2 en espérant que ce rappel les dissuaderait de recommencer leurs pratiques frauduleuses. Il faut dire que la tentation devait être très forte pour ces gens car les sommes d’argent gagnées au mépris de la loi et sur le dos du consommateur sur une année étaient considérables à l’échelle nationale, chose qui serait vraisemblablement rendue impossible sans le concours tacite des services de la répression des fraudes. Ces derniers, selon le même raisonnement, devaient de temps à autre faire monter les enchères, avec leurs constats d’irrégularités, pour avoir, supposément, une part de gâteau un peu plus consistante mais sans jamais mettre en péril la « bonne entente » entre les deux parties.
Le diktat du lobby aux coopératives
J’ai été appelé ces derniers temps pour définir une approche de mise à niveau de coopératives de la région de Casablanca qui livrent du lait cru à de grandes unités de traitement de cet aliment et fabrication de produits dérivés. Dans le cadre de ma préparation pour ces tâches, j’ai eu l’opportunité de m’informer du circuit du lait depuis la traite, passant par la coopérative, jusqu’aux unités de production industrielle. J’ai dans le même temps lu quelques rapports d’universitaires qui ont été acceptés dans ces usines pour des stages en rapport avec le travail des coopératives. Dans le lait, il peut en effet y avoir des micro-organismes témoins d’une insuffisance en hygiène, ce qui se rectifie en sensibilisant les gens au travail correct avec quelques posters et des rappels de temps à autre. La portée sur le consommateur final reste faible car les barèmes de stérilisation sont là pour annihiler ces nuisances. Du lait peut être dilué avec de l’eau, ce qui se voit très facilement. Il s’agit d’une fraude bas de gamme récurrente que normalement une coopérative peut trouver d’où elle vient et prendre des mesures pour la stopper quitte à exclure le membre récalcitrant. Le lait peut rester plus qu’il ne faut à température ambiante et cela peut également être déduit, par exemple, du profil microbiologique du produit. Des méthodes de plus en plus performantes existent pour cerner ces paramètres, et d’autres, dans des temps de plus en plus courts. Mais quand on discute avec les responsables de coopératives, tout ce qu’ils savent c’est qu’ils livrent une quantité du produit et, après coup, ils reçoivent une somme d’argent en fonction, leur dit-on, de la qualité de leur lait dont l’unité industrielle est seule juge. Tout se passe par voie orale et rien par écrit. En réalité, la collecte de ces informations me renvoya à quelques expériences du passé. Ainsi, dans le travail de recherche, le « reviewer », celui qui réexamine un travail scientifique (peer review) avant publication, se méfie chaque fois qu’il trouve devant lui une formule statistique alambiquée parce que cela peut être un prétexte pour masquer une défaillance quelconque. Or, en passant en revue quelques rapports de stagiaires évoqués plus haut, j’ai été frappé par le nombre de paramètres, parfois ésotériques, sur lesquels se basent ces entreprises pour déterminer le prix à payer à une coopérative donnée. Ce stratagème rappelle cette perception que l’on éprouve justement devant des formules statistiques recherchées mentionnées ci-dessus. Il aurait été peut être plus simple, s’agissant de l’achat de matière première qui est le lait de vache, dont les paramètres sont normés et bien définis dans nombre de monographies de référence, d’indiquer aux fournisseurs, c’est-à-dire les coopératives, les critères seuils pour bénéficier d’un prix déterminé. Dans le même temps, éventuellement, se mettre d’accord sur un forfait pour analyse des paramètres retenus pour une qualité de lait donnée, à leur déduire du prix d’achat de leur lait. Cela aura comme mérite de tranquilliser tout le monde et montrer que les industriels jouent la transparence. Mais peut être que la transparence nuit quelque part au profit bien dodu que procurent les règles opaques et les procédures louches.
Quid de l’autorité de régulation
Dans le texte ci-dessus, nous avons omis un acteur de taille qui est l’autorité de tutelle qui brille par son absence pour quelque apport que ce soit dans le cadre d’une assistance réglementaire aux coopératives de lait. Justement, il prend plus d’effort qu’un changement de nom de « Services de la Répression des Fraudes » à « ONSSA » (Office National de Sécurité Sanitaire des produits Alimentaires) pour faire une distinction entre le travail des responsables avant et ceux d’aujourd’hui. Il est possible que parmi les décideurs actuels de l’ONSSA, certains rêvent encore des beaux jours passés sous l’ancienne loi (aujourd’hui supprimée) répressive 13-83. Mais il y a aussi les autres fonctionnaires qui veulent effectuer leur travail normalement comme le prévoit la nouvelle réglementation parce qu’ils n’ont pas une autre mémoire. L’Etat ferait bien de consolider les pouvoirs de ces derniers pour les aider à mieux guider les efforts de l’ONSSA au bénéfice des coopératives. Et il y a encore mieux. Si j’étais gérant d’une coopérative, je chercherai à entrer en association avec d’autres pour faire réseau, atteindre une taille critique et faire nos propres productions industrielles de lait et produits dérivés nous-mêmes. Après tout, la technique de lyophilisation date des années trente du siècle passé et les soldats américains bénéficiaient du lait en poudre pendant la seconde guerre mondiale déjà. Pour ce qui est de la pasteurisation et/ou stérilisation , ce sont des techniques bien plus que centenaires, et toutes ces technologies sont largement accessibles à présent par l’internet ou bien mises en place par les vendeurs de matériel. Sous ce rapport, l’Australie, qui n’avait ni vigne ni olivier sur son territoire compte maintenant parmi les exportateurs les plus actifs de ces denrées. Question export, toute l’Afrique de l’Ouest est dans l’attente des performances marocaines pour en profiter.
1 : Le texte de cette lettre, adressée à ma fonction d’expert, signée par le directeur d’usine et dûment datée et cachetée, figure dans mon livre : « Les Rouages de la Répression des Fraudes », édition 2005 (Sochepress). A préciser que par principe, je me suis toujours interdit de recevoir quoi que ce soit comme défraiement contre mes services en tant qu’expert mandaté par la justice en dehors des maigres frais octroyés par le tribunal avec quelque crédit en prime.
2 : Il faut comprendre : comment le contrôle devait être fait à partir de ce moment là.