Les pratiques pharmaceutiques guidant le travail sur aliments

Les élèves de l’école publique au lendemain de l’indépendance, comme moi-même, savent à quel point les programmes scolaires qui nous étaient administrés faisaient la part très belle à la France métropolitaine. Sauf la religion, les normes françaises nous étaient servies comme modèle à suivre pour tout, la culture notamment. Je suppose que cela a également été le cas pour les autres pays francophones, regroupés pour la plupart en Afrique, que la France avait entrepris de civiliser dans le cadre d’une démarche altruiste dont bien évidemment personne n’en doute. Cette image, idéalisant le sujet français, était supposée nous guider pour le restant de notre vie. Mais un jour, regardant une télévision londonienne qui rapportait sur des incidents, d’ordre commercial, d’agriculteurs français empêchant le débarquement de viande de mouton sur un port breton, j’étais très surpris d’entendre ma « landlady » (propriétaire chez qui je logeais) traiter les français d’« incultes » et de « non éduqués ». S’agissant de l’histoire récente de l’humanité, les anglais considèrent qu’ils ont répandu la civilisation partout dans le monde où l’empire britannique a régné pendant quelques siècles sur pas loin des trois quarts de la superficie du globe. Cette épopée donne la raison historique de l’utilisation des normes anglo-saxonnes, sur lesquelles les américains ont construit ultérieurement, par la plupart des pays de la planète ; d’abord sur le plan pharmaceutique et de plus en plus dans le domaine agroalimentaire objet du présent article.

 La bataille des normes

 En tant que représentant sur Casablanca, il y a quelques temps, d’un broker (négociant) allemand pour la vente d’antibiotiques et autres matières premières pour l’industrie pharmaceutique, j’avais été invité par Promopharm à prendre un café avec son président d’alors qui était intéressé par un délai de paiement un peu plus confortable. Suite à quoi, on me passa commande de trois tonnes d’acide acétylsalicylique (matière première de l’aspirine). Peu après, la responsable du service achat me rappelle pour que je vienne en urgence dans l’entreprise et, en sa présence, la pharmacienne responsable me demande de reprendre ma marchandise que (on m’explique) le Ministère de la santé (auquel le produit fini était destiné) a jugé, sur la base du Bulletin d’Analyses fournisseur (BA), que la matière en question n’était pas conforme pour la consommation humaine. Je n’ai pas manqué l’occasion de leur demander un verre d’eau que j’ai bu, après y avoir ajouté deux comprimés du lot d’aspirine déjà fabriqué, en les invitant à observer comment j’allais souffrir avant de mourir ! Il y a lieu de préciser que le  BA fournisseur, moyennant quoi le broker distribuait cette matière première dans le monde entier, spécifiait la conformité du produit aux pharmacopées britannique et américaine et ne disait rien sur la pharmacopée française. Sur cette dernière (édition de ce moment là), la monographie de l’aspirine est similaire à celles des pharmacopées anglo-saxonnes  à cela près qu’il y figure un « pseudo-test » supplémentaire non spécifique et, par conséquent, sans aucun intérêt pour la qualité intrinsèque de la matière. Mais, formellement, cela aurait pu permettre à un responsable administratif marocain, profane de ces leurres, de conclure à une exigence de la pharmacopée française plus affirmée vis-à-vis de cette matière. En réalité, ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres, innombrables, dont les maîtres d’un petit moment sur le Maroc se sont servis pour verrouiller le marché national exclusivement à leurs profits tout en espérant que cela dure le plus longtemps possible, c’est-à-dire éternellement.

 Exégèse

 S’agissant du commerce international des produits pharmaceutiques et alimentaires, les standards internationaux définis à l’origine par l’ISO (Organisation internationale de normalisation) ont dans leur grande majorité été inspirés par les pratiques anglo-saxonnes ; ce qui, en somme, reflétait simplement le rôle prédominant de ces standards dans le commerce transfrontalier au départ. L’application de ces normes reste toutefois basée sur le volontariat des Etats. Alors, en sachant comment s’y prendre, par exemple en déployant des trésors d’ingéniosités, où les français excellent, pour gagner la confiance de quelques décideurs bien francophiles, et placés là où on veut qu’ils soient, il est possible de gagner leur adhésion pour une préférence des normes françaises sur les autres. Si, en plus, cette préférence est traduite comme critère de sélection des matières, ce qui est vraisemblable dans le cas de la matière aspirine mentionnée plus haut, alors le travail est complet et le marché marocain (ou un autre en Afrique sub-saharienne par exemple) aura été dûment verrouillé face aux concurrents potentiels des opérateurs français. Comme la France ne produit pas toutes les matières qui circulent dans le monde et dont un pays peut avoir besoin, cela résulte en des situations parfois très cocasses. Si on veut qu’une matière, produite quelque part dans le monde, passe notre douane sans problème, le mieux est de la faire transiter par la France pour l’habillage normatif. Mais voilà, c’est un peu comme voir un film en version traduite en français. Vous payez un supplément pour l’intermédiaire. Si par hasard vous êtes également tributaire de cette démarche dans le sens de l’export, il est possible que vous ne voyiez jamais ce que le mot compétitif signifie. Mais cela n’est pas pour déplaire à l’intermédiaire dont le fonds d’investissement se résume en tout et pour tout dans la langue qu’il vous a appris quand vous étiez gosse.

 Quid des produits alimentaires

 Aux Etats Unis, le CDC (Centers for Disease Control and Prevention) fait obligation, depuis les années quatre vingt dix du siècle passé déjà, à tout médecin traitant d’aviser le centre de chaque cas de maladie d’origine alimentaire observée durant une consultation. L’intégration de ces données sur quelques années a montré que, concernant les traitements et soins médicaux prodigués aux victimes de maladies d’origine alimentaire, la facture pour l’Etat fédéral américain (donc pour les contribuables), était de plusieurs milliards de dollars par an dont le paiement doit être assumé en principe par le fabricant et/ou fournisseur des produits alimentaires incriminés. Au lieu de leur faire payer la note, chose compliquée à mettre en œuvre, les autorités US ont exigé des exploitants agroalimentaires l’implémentation du système HACCP (Hazard Analysis Critical Control Point) de prévention des dangers dans les aliments alors que cette exigence était, en substance, appliquée auparavant aux produits pharmaceutiques uniquement. La loi, qui entrait en vigueur en Janvier 1997, devait s’appliquer de la même manière à tous ceux qui commercialisent des produits alimentaires sur le marché américain comprenant, par exemple, les exportateurs de produits de la mer marocains. Je me rappelle qu’en quelques mois seulement tous les professionnels marocains concernés ont fait l’effort (colossal) nécessaire pour se mettre à niveau et continuer à exporter sur le marché de l’Oncle Sam. En deux mille deux, rebelote avec la nouvelle loi de « Bioterrorism Act ». De nouveau, très disciplinés, les professionnels nationaux visés ont rapidement souscrit à la nouvelle réglementation US en mettant à disposition de l’agence fédérale américaine toutes les données qu’elle leur réclamait. La plupart de ces services étaient payés en devises.

 Qu’en est-il du respect la loi 28-07 ?

 La loi 28-07 de sécurité sanitaire des produits alimentaires et les textes de son application sont en vigueur depuis 2011 et, malgré les fanfaronnades de l’ONSSA (Office National de Sécurité Sanitaire des produits Alimentaires), peu de professionnels marocains paraissent enclins à montrer quelque respect pour cette loi. Dans beaucoup de cas, l’autorisation d’un exploitant selon la nouvelle réglementation est tributaire d’un peu plus d’hygiène, c’est-à-dire légèrement plus de travail sans que cela occasionne réellement davantage de dépenses. Alors, sommes-nous devant deux types de marocains, ceux qui comprennent et s’appliquent et des « je-m’en-foutistes ». Les raisonnements abondent sur cet aspect des choses. Mais, d’abord, les exploitants sont ils seuls à blâmer dans cette résistance à appliquer la loi ? Je me rappelle, alors que je collaborai avec un Cabinet d’audit américain, de la remarque d’un exportateur marocain qui ne trouvait pas de sens à notre intervention du moment qu’il doit de toute façon passer par l’EACCE (Etablissement Autonome de Coordination et Contrôle des Exportations) pour exporter sur n’importe quel marché du monde. Interrogé à ce sujet, le vice président (mon chef hiérarchique américain) m’a simplement répondu : « Nous faisons du bon travail et la FDA (Food and Drug Administration) le sait. Si ces gens veulent passer par l’organisme que vous dites ou par Paris, ce sont leurs affaires ! ».

 Je ne crois pas, en guise de conclusion, que nous soyons autant de « je-m’en-foutistes » au Maroc. Les professionnels nationaux qui se sont empressés de se mettre à niveau pour être en conformité avec la réglementation US, l’ont fait parce que tout simplement ils sont convaincus que c’est la seule voie possible, et celle qui revient le moins chère, pour commercer avec le marché US. Les exploitants savent faire la différence entre une autorité qui dit ce qu’elle pense et une autre qui ne pense pas ce qu’elle dit. Il est temps que les responsables de l’ONSSA se rangent dans la catégorie des gens qui pensent ce qu’ils disent, et qu’ils se comportent comme tels, pour donner une chance à la loi 28-07 d’être implémentée.