L’instrumentalisation du contrôle de production

Les pays qui ont développé une stratégie d’industrialisation l’ont fait en s’appuyant sur le potentiel des ressources que leurs propres pays offrent. Par exemple, la France est connue pour être un pays à vocation agricole, et d’agroalimentaire, par son climat, ses ressources en eau et parce que l’agriculture peut y être pratiquée sur la moitié de la superficie du pays. Aussi, l’Allemagne s’est trouvé une vocation industrielle parce que ses terres étaient « gorgées » de charbon. Il n’est pas possible de croire qu’en quarante années d’occupation du Maroc, la métropole se soit trompée sur le potentiel agricole et, partant, agroalimentaire de notre pays. Pourquoi alors, à la veille de son départ « de façade » du Maroc, la France a poussé pour l’émergence d’une industrie pharmaceutique locale au lieu d’une industrie agroalimentaire qui aurait eu plus de sens ? Cet article propose une réflexion sur le pourquoi de ces choix qui impactent encore le Maroc d’aujourd’hui.

 Le secteur élitiste de la santé au Maroc

 Parmi ceux qui ont connu l’époque du lendemain de l’indépendance certains doivent se rappeler que l’élite marocaine francophone était constituée en bonne partie de médecins et pharmaciens qui ont très vite fait aboutir des réglementations ad hoc pour protéger leurs secteurs séparés mais néanmoins interdépendants. L’unité pharmaceutique, comme point de départ, vend au pharmacien qui, à son tour, a besoin du médecin privé ou hospitalier pour vendre. Il est probable que derrière la raison de l’encouragement de l’occupant pour ces formations, davantage que pour celles de l’agroalimentaire, il y ait le fait que le secteur productif du médicament dépend presque entièrement de l’apport extérieur, c’est-à-dire de la France en ces temps là et, par voie de conséquence, il est plus facile à gérer de loin. En effet, en dehors de l’alcool et du sucre, toutes les autres matières premières doivent être importées, de préférence via la métropole, ainsi que l’équipement et matériel de travail et, parfois, des cadres et techniciens étrangers grassement payés. Ces relations étaient mises en forme par des accords entre les commettants français et les entreprises locales.  Moyennant quoi, la multitude des intermédiaires métropolitains sur toutes les étapes de production était commissionnée, et recevait des intéressements parfois mirobolants, durant tout le processus de réalisation du médicament. Comme si cela pouvait se révéler insuffisant, les pharmacopées françaises, à l’exclusion ou presque d’ouvrages d’autres pays pour ce type de travail, ont été rendues la référence unique pour les contrôles des matières premières et produits finis de l’industrie marocaine. De plus, les commettants exigeaient le plus souvent le contrôle à leur niveau avant la libération du produit dans le commerce chez nous. Le secteur était donc verrouillé et les décideurs de la métropole écrémaient les finances des entreprises concernées à souhait sans aucune considération pour le fardeau financier lourd qu’ils faisaient peser sur le marocain moyen. Alors que je travaillais, au milieu des années quatre vingt en tant qu’Attaché scientifique et administratif d’une unité de Casablanca, on m’a informé de la visite d’un expert français que je devais recevoir et lui faire un tour dans les structures de contrôle de l’entreprise ; ce que je fis. Le pharmacien en question, au demeurant fort sympathique, était à la retraite depuis bien longtemps et ne donnait pas l’impression de s’intéresser beaucoup à l’actualité des techniques de contrôle physico-chimiques ou microbiologiques du moment (objet indiqué de sa mission) ce qui avait rendu l’échange entre nous très limité. Mais, quelque temps après, suite à une indiscrétion d’un cadre au fait des transferts financiers de l’entreprise, j’appris que l’« expert »   était revenu en France avec une somme, plus que rondelette pour l’époque, de trois millions de dirhams en devises. Il n’est pas claire si la somme était pour lui ou, après un prélèvement, à remettre à tierce-partie et laquelle.

 Une fois avoir fabriqué des profils choisis pour le secteur de la santé, et avoir façonné sa « contribution » à ce secteur au niveau du contrôle et l’expertise, la France s’est, en somme, rendue maître des cordons de la bourse du domaine marocain  de la santé par tous les moyens possibles et imaginables. Après quelques dizaines d’années de ces pratiques, la cherté excessive des médicaments ne pouvait plus être cachée à l’ensemble de la société marocaine. Tout le monde connait la suite avec les difficultés du Ministère de la santé ces derniers temps pour faire accepter au groupe pharmaceutique le niveau exagéré des prix des médicaments chez nous.

 Quid du secteur agroalimentaire

 En 1996, se tenait le premier SAM (Salon Alimentaire du Maroc) où j’avais réservé un stand au nom de « Cabinet d’Expertises Dr Essadki ». Le matin, à l’ouverture, la salle de conférence était bondée de plusieurs centaines de places assises sans compter les gens debout. Après les officiels, il y avait les exposés des intervenants filtrés par l’organisateur dont plusieurs français invités et suivis par une bonne audience très généreuse à l’occasion pour les applaudissements. Mais il y avait aussi des américains dont l’intervention avait été renvoyée à la clôture de la journée des conférences. Par ailleurs, comme si cela ne suffisait pas, l’organisateur a mis en place, juste sur la plage horaire d’intervention des professionnels US, et sur l’espace adjacent à la salle de conférence, un généreux cocktail pour le public. Inutile de dire que tout le monde avait déserté l’auditoire. J’étais, avec trois autres participants, les seuls à écouter 5 américains, dont une femme, à faire leurs interventions devant une salle dont, il ne fait aucun doute pour moi, quelqu’un a sciemment prémédité et planifié sournoisement de la vider de l’audience avant leurs exposés. En tant que marocain, j’étais mal à l’aise surtout devant l’effort de ces participants de parler en français chose pour laquelle j’ai félicité la dame dont la présentation était parfaite. Plus tard, quand j’ai eu à faire une inspection, parmi tant d’autres, sur demande de la justice, de l’entreprise COVEM, appartenant au président  de l’époque des deux fédérations, la FICOPAM (Fédération des Industries de la Conserve des Produits Agricoles du Maroc) et la FENAGRI (Fédération Nationale de l’Agroalimentaire) et promoteur du Salon SAM, j’ai été reçu par un citoyen français qui m’a présenté à son « patron », m’a fait le tour de l’unité, m’a donné toutes les explications, a répondu à mes lettres et m’a clairement fait comprendre qu’il était l’homme en charge pour tout dans l’entreprise et avait, au-delà, le poste de conseiller du président. Il m’a salué quelques mois plus tard, à la veille de son retour en France, en m’indiquant dans sorte de message sibyllin que « sa mission au Maroc était à présent terminée ». Son patron a disparu du tableau des responsables des deux fédérations mentionnées peu de temps après lui.

 Contrairement à la fabrication du médicament, où la dépendance du Maroc sur les matières premières de l’extérieur, et du savoir faire (Know-how) français en particulier, pouvaient mettre en doute l’opportunité à l’indépendance de ce type de projets pour le Maroc, l’initiation d’une industrialisation du secteur agroalimentaire aurait dû paraître beaucoup plus rationnelle et logique. Mais, la France devait avoir des raisons, qu’il n’est pas difficile de trouver,  pour ne pas avoir poussé dans ce sens. En effet, garder le Maroc, désargenté comme il l’était à ce moment là, sous le « statut de maraîcher » était du pain béni pour les agro-industriels français. J’ai moi-même acheté en Suisse dans les années soixante-dix des fruits et légumes bien de chez nous labellisés d’« Origine / France ». Avec les produits frais périssables, le Maroc était, et l’est toujours à certains égards, acculé à écouler ses marchandises rapidement, voir les brader éventuellement pour éviter davantage de pertes. A y regarder de plus près, quoique la stratégie mise en œuvre par la France dans le cas des médicaments n’était pas la même que pour les produits agricoles, les deux démarches se rejoignent dans le sens d’optimisation des profits sur ces deux secteurs nationaux au bénéfice des opérateurs français. Mais si les liens d’entente avec les industriels locaux du médicament ont été bien travaillés, et bien huilés, la situation ne parait pas avoir été aussi optimale pour ce qui est du potentiel agroalimentaire. De là, probablement, la hantise aigue des français de voir quelqu’un d’autre, plus puissant, mettre son nez dans les affaires agricoles du Maroc. Le traitement infligé à la délégation américaine cette année 1996 au SAM est à mettre sur le dos d’une peur maladive de la métropole de se voir damer le pion par les américains sur le secteur agroalimentaire national.

 La loi 28-07 dans tout cela

 Je me rappelle le cas de cet importateur de confiture, en emballage (aluminium) d’une portion qui courait le risque d’être mis en prison pour non-conformité « avérée » de son produit à la réglementation en vigueur. Pour ce type d’articles, qu’on ne peut stériliser à l’autoclave, il y a la pratique d’ajouter un bactériostatique, le benzoate de sodium dans ce cas, qui n’était pas reconnu comme additif alimentaire sous l’ancienne loi abrogée en 2010. Pour tirer l’importateur d’affaire, dans le cadre du travail de contre expertise que le tribunal m’a confié, j’ai dû me référer à la réglementation sur les médicaments où le même benzoate de sodium est utilisé à pratiquement la même dose dans le sirop pour enfant et ailleurs. Il y a lieu de préciser que les textes réglementant la fabrication de la confiture remontent à 1928, c’est dire s’ils sont anciens et que personne n’y a touché depuis. Sous ce rapport, l’article 43, du décret d’application de la loi 28-07 de sécurité sanitaire des aliments en vigueur, recommande aux organisations professionnelles du secteur agroalimentaire de rédiger leurs propres guides de Bonnes Pratiques d’Hygiène et de Fabrication en se référant, entre autres, aux codes d’usage pertinents du Codex Alimentarius. En tant que consultant pour plus de vingt cinq années, et à ce jour, je n’ai encore vu la réalisation d’aucun de ces manuels mentionnés par une organisation professionnelle du secteur. En effet, ce genre de manuels ne se rédige pas comme on le fait pour un article de presse mondaine. L’ONSSA a donc un rôle à jouer dans ce cadre en retroussant ses manches et en proposant un ou quelques modèles de manuels sur les quels ces organisations peuvent prendre appui pour rédiger les leurs. Après tout cela fait partie de leur travail jusque là, selon mon opinion, largement imparfait. Sans cela, le fossé entre les principes énoncés dans la loi 28-07 et les pratiques au quotidien des exploitants  risque de s’agrandir davantage avec le temps. C’est aussi le prix à payer par l’organisme de tutelle pour montrer à tout le monde que l’ère de l’instrumentalisation du contrôle et de l’expertise sur nos secteurs productifs est définitivement terminée.