Au milieu des années soixante-dix du siècle passé, le Directeur Général de Nestlé à l’époque avait donné une conférence de presse à Berne (Suisse), à laquelle j’avais assisté, pour répondre à des interrogations d’ONG relatives au lait en poudre (pour bébés) commercialisé en Afrique. Il avait d’abord indiqué combien il était fier d’avoir commencé son travail dans la multinationale helvétique en bas de l’échelle comme apprenti avant de gravir les échelons pour en devenir le premier responsable hiérarchique. Depuis ce temps-là, à Nestlé comme ailleurs, les grands décideurs au sommet des grands groupes ont presque exclusivement été recruté.e.s parmi des financiers, parfois sans connaissance intrinsèque de l’activité industrielle qu’ils étaient appelé.e.s à gérer. Et ce nouveau type de dirigeants continuent d’avoir en commun le motto du profit coûte que coûte, pour les actionnaires d’abord, même s’il faut dégraisser le nombre d’employés à volonté pour satisfaire à ce but. Cela a marqué, en somme, le point de départ de la financiarisation de la société qui touche aujourd’hui une grande partie des entreprises mondiales, particulièrement celles de nos voisins européens, qui sont aussi nos ex-colonisateurs*.
* : Nous comprenons par colonisateur dans cet article, l’un ou l’autre des pays européens qui ont colonisé des pays africains. Pour nous au Maroc et en Afrique de l’ouest, il s’agit principalement de l’Etat français.
Le « magma du profit coûte que coûte » baigne à présent, de manière plus ou moins prononcée, l’essentiel des activités des secteurs privés partout dans le monde et, pour certains pays du côté nord de la méditerranée, comme vient de le dévoiler la crise du Covid-19, la « devise du gain facile et immédiat » est en passe de les engloutir dans une crise existentielle dont ils mettront probablement beaucoup de temps pour s’en remettre. Il est vrai que celui qui cherche le profit et uniquement le profit finit par acquérir un esprit opportuniste et mercantile qui consiste à investir le minimum possible pour récolter rapidement le maximum qu’il peut. Sous ce rapport, dans les années quatre-vingts du siècle passé, exerçant alors comme responsable au sein d’un groupe pharmaceutique de la place de Casablanca, j’ai pu constater que des commandes de principes actifs médicamenteux, libellés conformes à des pharmacopées de grands pays européens, étaient approvisionnés de Chine directement au Maroc, parfois sans même transiter par le pays au nom duquel la certification était accordée. Le recoupement occasionnel du prix de vente départ et celui qui nous était facturé par le Broker (négociant) européen laissait apparaître des marges substantielles pour ce dernier. Ce mercantilisme qui consiste en la redistribution du « made in china », ou d’un autre pays hors Europe, en le bricolant pour le faire paraître comme « made in EU », prétendument « au-dessus de tout soupçon », doit s’être révélé extrêmement juteux, rapide, facile et sans risque, au point que des pays de l’UE ne voyaient plus d’intérêt (financier) à fabriquer quoi que ce soit chez eux.
Comme suite, à l’éclatement du Covid-19, plusieurs pays UE ne savaient déjà plus comment on fabriquait un masque facial, ou bien un respirateur artificiel ou tout autre matériel qui aurait pu contribuer à ralentir la pandémie. De plus, le frein brutal des échanges internationaux a également mis en évidence la dépendance UE sur nombre de médicaments, approvisionnés auparavant de Chine, devenus tout d’un coup rares ou introuvables dans des pharmacies européennes comme le paracétamol par exemple. Des pays européens ont alors commencé à répéter à l’unisson leur volonté de retrouver leur souveraineté de fabrication sur nombre de produits pour faire face aux crises potentielles à venir. Dit autrement, l’UE a semblé redécouvrir, à l’occasion de cette pandémie, les vertus de l’économie réelle et mesurer l’étendue de la misère de la désindustrialisation où les a conduit une financiarisation mercantiliste de leur économie dans le but de gain rapide par spéculation.
Il est utile de rappeler que ces gains financiers colossaux, qui sont eux réels, qui ont profité aux sociétés européennes, ont été réalisés principalement sur le dos de nos entreprises africaines.
Mais ce retour de bâton à la face des européens, généré par l’absence de préparation de l’UE face au Covid-19, n’aura pas été pour déplaire à la Chine qui voit enfin la balance du travail sérieux et crédible pencher en sa faveur.
En réalité, ce ne sont pas uniquement les chinois et leur travail qui sont traités avec condescendance par les européens. Nous aussi, et notre travail en Afrique, subissons le même type de dénigrement. Alors, à la veille du lancement de la Zlecaf (zone de libre-échange continentale africaine) ce premier Janvier 2021, il peut être utile pour nous de nous inspirer de la démarche chinoise, qui leur a permis d’affirmer magistralement leur crédibilité vis-à-vis des occidentaux, pour nous guider à atteindre ce même but de crédibilité à notre tour.
Ce qui plaide en notre faveur c’est que nous disposons de nos matières premières sur place en Afrique et leur valorisation est uniquement une question de volonté que les responsables qui président à la destinée de la Zlecaf doivent s’y être attelés à présent pour en cerner les contours. Au premier rang de ces éléments à définir il y a les règles d’origine qui représentent un aspect clé.
Bien évidemment, si nous fabriquons des produits alimentaires, c’est pour les consommer nous-mêmes et les vendre aux autres. Mais pour exporter, il faut respecter des normes sanitaires et phytosanitaires exigées par le Codex Alimentarius. C’est là où le bât blesse, car si l’UE fait passer ses propres normes avant celles du Codex, le continent africain dans son intégralité n’a pas produit de normes propres à ce jour sur lesquelles s’appuyer pour revendiquer une souveraineté à notre tour. Le fait de considérer que le colonisateur UE a tout fait pour nous empêcher d’atteindre ce but est à présent de l’histoire ancienne. Dans le même temps, il faut reconnaître que nous restons encore tributaires de l’accréditation de leurs organismes privés qui plument parfois éhontément nos entreprises africaines avant de leur délivrer le certificat nécessaire. Cela permet en parallèle à nos ex-colonisateurs de tout savoir de notre travail et de contrôler l’ensemble de notre Business. Ce n’est pas la colonisation par les armes, mais c’est le colonialisme économique, sournois et pernicieux et dont il est autrement plus compliqué de s’en défaire.
Mais en y regardant de plus près, peut-être que c’est moins compliqué qu’il n’y parait de reprendre notre souveraineté sur nos économies, particulièrement dans le secteur agro-industriel qui est la priorité du moment pour nous en Afrique. Les responsables sur l’avancement du travail de la Zlecaf trouveront sûrement un modus vivendi pour la coopération sur la base des normes Codex et autres référentiels internationaux. Restera alors la question de l’accréditation et/ou certification de nos entreprises privées pour qu’elles exercent pleinement leurs activités de production et d’export.
Sous ce rapport, le concept d’accréditation, ou de son corollaire la certification, repose sur deux principes, le Savoir et la Crédibilité. Aujourd’hui, le savoir relatif à la transformation industrielle de produits alimentaires, à quelques rares exceptions, se trouve dans le domaine public et accessible à tous. Il n’y a qu’à faire un petit tour dans le site de l’USFDA (US Food and Drug Administration), ou bien du Codex Alimentarius pour s’en convaincre. Par contre, la crédibilité, c’est-à-dire la reconnaissance du côté sincère et réglementaire d’un document émis (certification ou autre), est une qualité que le signataire de tels documents acquiert par le travail sérieux et solide sur le long cours.
Or, des responsables politiques chez-nous au Maroc, dont certains parmi eux se sont enrichis en étant fonctionnaires de l’Etat, ou bien de l’économie de rente et/ou de spéculation, aiment dresser un tableau rose de nos secteurs d’activités, au premier rang desquels il y a le secteur agro-industriel. Selon notre opinion, la situation au Maroc, en particulier, et probablement dans de nombreux autres pays de notre continent, est alarmante à ce sujet. Dans le sens où si l’entreprise privée, conçue pour faire du profit, est susceptible de se prêter à d’éventuelles dérives pour faire davantage d’argent au mépris de la loi, et que la certification de son travail et/ou de ses produits peut se justifier aux yeux des organismes de tutelle, il est par contre bizarre que des organismes officiels (de l’Etat) chez-nous, comme l’ONSSA (Office National de Sécurité Sanitaire des Aliments) ou le LOARC (Laboratoire Officiel d’Analyses et de Recherche Chimiques) se fassent certifier par des organismes privés étrangers. Alors que dire quand un pays comme le Maroc prétend montrer la voie du travail correct à d’autres pays de notre Continent considérant que sur le plan de la crédibilité il a encore un statut de mineur.
De plus, les organismes certificateurs UE dont il s’agit subordonnent la délivrance de leurs certificats à l’adhésion stricte aux normes UE. Or, ces normes européennes, qui traitent de tout et de son contraire, ne sont ni gravées dans le marbre ni incontestables. Par exemple, les anglais veulent les abandonner à partir de Janvier prochain, date effective de sortie de la Grande Bretagne de l’UE (Brexit), pour reprendre leurs propres normes qui ont tout de même constitué le socle sur lequel les normes ISO ont été construites.
La Chine de son côté travaille selon les normes USFDA, jugées plus fiables et objectives. Sous ce rapport, si les européens reconnaissent à présent (du bout des lèvres) la fiabilité des matières premières approvisionnées à partir de la Chine, ils sont encore loin d’accepter la pertinence de l’empire du milieu dans les disciplines biologiques. Sinon, ils auraient placé des commandes du vaccin chinois comme ils l’ont fait pour d’autres. Mais, ils craignent vraisemblablement qu’un tel acte validerait de facto l’avance considérable dans le domaine de la recherche scientifique médicale chinoise sur les européens qui devraient alors se contenter d’occuper une place en queue de peloton de leurs concurrents.
L’amère réalité est que les pays de l’UE sont de moins en moins compétitifs, de plus en plus spéculateurs, dont le rayon d’action commerciale de l’Euro se rétrécit jour après jour et qui se retrouvent aujourd’hui dans une situation qu’on ne leur envie pas. C’est l’ensemble de ces raisons qui doivent les avoir poussés à frapper de nouveau à la porte de l’Union Africaine (UA) pour solliciter ce qui s’apparente à une demande de deuxième chance pour coopérer avec notre continent, supposément sur de nouvelles bases. L’UA n’a pas fermé la porte, mais par un courrier de mardi passé (à la veille de la dite réunion), l’Union a reporté une éventuelle discussion avec les européens sur l’année prochaine, le temps vraisemblablement d’étudier sur quels critères on doit se baser pour conclure que des gens qui sont restés des siècles en Afrique et n’ont laissé derrière eux qu’analphabétisme et misère peuvent être considérés aujourd’hui comme guéris de leur cupidité et esprit spéculatif qui caractérise l’ère coloniale.