Avant-propos
Il y a plusieurs années de cela, un juge de la Cour d’Appel de Casablanca m’avait fait remettre pour expertise un dossier se rapportant à une pièce mécanique (Pignon pour treuil de stores bannes) que j’avais retourné poliment à la Cour, n’étant pas spécialiste du travail en question.Le Juge, à son tour, m’avait renvoyé le dossier en insistant courtoisement d’avoir mon opinion sur l’affaire dont l’« instruction » dépassait alors les vingt années au tribunal sans aboutir à une quelconque conclusion. Cet article évoque, à travers l’affaire juste citée et d’autres, quelques faiblesses qui freinent chez nous l’épanouissement de l’expertise à vocation judiciaire et s’intéresse aux moyens de redresser certains dysfonctionnements à la lumière de ce qui se passe dans d’autres pays plus avancés que nous dans le domaine.
Quand il y a défaillance d’un organisme régulateur
Dans le dossier susmentionné, deux petites entreprises artisanales s’opposaient à propos de la « paternité » sur la « découverte » d’une pièce mécanique (voir plus haut). Les personnes ayant entamé les hostilités étaient mortes et, au moment où j’ai traité ce dossier, le litige au tribunal était prolongé via leurs enfants sans que la Cour ait été en mesure de donner raison définitivement à l’un ou à l’autre. En feuilletant le dossier du litige, et en discutant séparément avec les intéressés chacun dans son atelier de travail, j’avais des doutes que le père de l’un, et le père de l’autre, analphabètes tous les deux, aient pu justifier d’une qualification quelconque pour inventer la pièce mécanique dont ils se disputaient la « découverte ». Néanmoins, chacun des artisans avait reçu en son temps une « attestation de découverte » en bonne et due forme délivrée aux deux requérants, à quelques semaines d’intervalle, par l’organisme de tutelle, aujourd’hui OMPIC (Office Marocain de la Propriété Industrielle et Commerciale), chose que j’avais pu vérifier dans les archives mêmes de cet organisme. C’est cette anomalie, que personne ne s’est avisé auparavant de relever, qui a abouti au blocage du dossier susmentionné pour vingt deux années ! Les deux protagonistes revendiquaient, sur la base d’exactement le même document officiel (en deux exemplaires portant chacun le nom d’un bénéficiaire différent) quoiqu’irrégulier, le même titre de propriété d’invention d’un pignon qu’aussi bien l’un que l’autre ont simplement copié à partir d’un dessin relevé sur une pièce importée de l’étranger !
L’expertise judiciaire tributaire de l’environnement général
Des conditions qui ont rendu des expertises judiciaires défaillantes, et ces expertises mêmes, sont très nombreuses et il faudrait plus d’un livre pour les cerner. Certains cas marquent plus que d’autres pour des raisons souvent différentes. Dans l’exemple évoqué plus haut, des experts nommés par des juges, avant moi, ont eu à donner un avis sur le litige. Il est probable qu’ils aient considéré comme tabou de toucher à la « réputation » de l’organisme de tutelle d’alors (devenu OMPIC depuis) éloignant l’impétration d’une solution par la Cour. Dans un autre cas, lors de l’instruction judiciaire de l’affaire du blé importé de l’Inde par le Groupe Benzaidia, qui avait fait grand bruit avant l’an 2000, la Cour Suprême avait conclu qu’un expert du LPEE (Laboratoire Public d’Essais et d’Etudes), un moment en charge du dossier, s’était rendu coupable de falsification de données dans son travail d’expertise et n’était pas lui-même suffisamment outillé scientifiquement pour se charger d’un tel dossier ! Avec tout cela, l’« expert » en question n’a pas été inquiété outre mesure et aucune entrave n’a été formulée par le tribunal à l’encontre de la poursuite de son Business. Les exemples, archivées dans les tribunaux du Royaume et, pour quelques uns, dûment documentés par moi-même, qui se rapportent à des expertises judiciaires erronées, falsifiées, insuffisantes et/ou entachées d’autres vicissitudes ne manquent pas. Les raisons qui pourraient en être à l’origine sont très nombreuses et variées pour aller sous un seul article de ce blog. Mais les honoraires accordés par un tribunal à l’expert pour son travail peuvent, selon notre appréciation, se révéler comme un facteur potentiel de grande perturbation de ce type de travail. Nous nous y arrêtons un instant.
Le prix de l’expertise
Aux Etats Unis, où la concurrence joue partout y compris pour le domaine de l’expertise judiciaire, le prix d’intervention d’un expert ne varie pas sensiblement selon que le travail soit demandé par un tribunal ou bien par un particulier. Les pratiques consacrées font que, selon la fourchette de prix, avec un « plancher » et un « plafond », pour une expertise donnée dans un domaine déterminée, le tribunal, s’il est demandeur d’une expertise, paie le prix-plancher de la fourchette. Mais le client a la possibilité de choisir l’expert auquel il s’adressera parmi une liste d’experts agréés (expert witness). Cela fait gagner du temps à tout le monde et évite des malentendus qui peuvent être angoissants, notamment pour l’expert. La partie adverse peut, si elle n’est pas d’accord avec les conclusions du premier expert, demander une contre-expertise (second assessment) à son tour. Le juge peut, lui, exiger la venue au tribunal des deux experts pour avancer leurs arguments respectifs en public. Pour revenir chez nous, il y a le cas, par exemple, de l’expertise de la bière dite « frelatée » qui a conduit le député Zahraoui en prison dans les années quatre vingt dix du siècle passé. La Cour d’Appel de Casablanca m’avait demandé d’expertiser la bière en question et dire si oui ou non elle contenait de l’alcool et en quelle quantité. L’urgence d’un côté, et l’absence d’une réglementation sur la bière propre au Maroc de l’autre, m’ont obligé à faire venir la réglementation appropriée (qui s’appliquait en ces temps là au cas de la Bulgarie, pays d’origine de la bière) des Pays Bas moyennant l’achat du livre dont il s’agit en devises (par le biais d’un confrère suisse) et, pour entamer le travail immédiatement, en attendant la livraison du bouquin par DHL, des frais supplémentaires pour recevoir « sur le champ » une copie du livre par fax. Nous devions examiner des centaines de bouteilles (se rapportant au lot d’environ un million d’unités approvisionnés par Monsieur Zahraoui) en utilisant, pour ce qui relève de l’alcool, deux méthodes d’analyses distinctes pour aboutir à des résultats irréfutables et permettre à la justice de faire son travail dans la sérénité. S’agissant du dosage de l’alcool, nous étions tributaire de l’étape de distillation, casse tête épouvantable compte tenu que la bière mousse très rapidement ce qui impose une très grande patience. En résumé, le laboratoire a été dans l’obligation de mobiliser tous ses techniciens jours et partie des nuits (cela se passait pendant le mois de Ramadan) sur les opérations d’analyses de la bière à l’exclusion de tout autre travail. Au bout d’un mois, la facture était relativement lourde pour nous. Après l’avoir réduite au minimum possible, elle s’établissait tout de même à deux cents mille dirhams dont j’ai reçu (comme paiement total et définitif), après plus de deux années d’attente, un peu plus de vingt mille dirhams**.
Commentaire et Conclusion
Une fois qu’un expert a été assermenté chez nous, un juge du tribunal peut le désigner pour un dossier dans ses compétences. Habituellement, une somme d’argent, à la discrétion du juge, versée par le requérant, déposée au greffe, est affectée provisoirement au travail en question. Une fois rendu son rapport, l’expert peut, après avis du juge, retirer la somme d’argent. Si l’expert considère que la somme est insuffisante à ses yeux il peut demander au juge une augmentation des honoraires qu’il doit alors justifier, notamment par des factures qu’il aurait lui-même payé pour mener son travail à terme. En somme, l’expert doit effectuer un travail et rendre un rapport pour encaisser la provision qui lui a été accordé dans un premier temps et, le cas échéant, refaire ensuite un nouveau rapport pour justifier des honoraires plus justes à ses yeux. Il doit donc, et le juge avec lui, effectuer un double travail. Ceci étant, le juge, souvent profane du travail même de l’expert, s’en remettra probablement à une tierce-partie pour avis avant de se prononcer sur le « juste prix », ce qui peut prendre des semaines ou des mois voir des années. Mais, au final, c’est le requérant qui doit débourser la somme en question sauf si l’arrêt rendu par la Cour n’est pas en sa faveur auquel cas, il arrive que le justiciable renonce tout simplement à effectuer le paiement en question sans qu’il soit possible de l’y obliger. A y regarder de plus près, notre système de défraiement des actes d’expertises paraissent particulièrement flous et loin d’être pertinents à côté de ce qui se pratique aux Etats Unis par exemple. Il y a bien évidemment la sacro-sainte question de l’accessibilité de l’expertise à toutes les couches de justiciables ! Mais cette problématique est analogue à ce qui est de l’accessibilité à un avocat. Justement, parce qu’il n’y a pas besoin de demander l’avis de la Cour pour choisir un avocat, il parait tout aussi logique de laisser un justiciable choisir l’expert à qui il voudra remettre un dossier pour expertise.
*: L’évocation de l’expertise de la bière à l’occasion de cet article est pour illustrer la discussion sur le sujet de l’expertise judiciaire en général sans aucune autre prétention de quelque ordre que ce soit.