Il y a une dizaine d’années, un grand groupe de l’agroalimentaire de Casablanca a demandé mon expertise au sujet du blocage en douane de l’un de ses produits (encornet congelé importé d’Amérique Latine) pour résultats d’analyses microbiologiques non satisfaisants selon un laboratoire officiel de la place. Le directeur général local de la SGS, société qui a certifié la qualité du produit au départ, qui a été informé, m’a alors téléphoné pour prendre des nouvelles sur les « démarches que je comptais prendre pour régler rapidement cet incident » ! J’ai reçu parallèlement un fax de SGS France pour « m’instruire comment effectuer les analyses de contrôle » ! A ma question : « pourquoi le fax », le responsable de la filiale marocaine me dit d’un air entendu « pour vous indiquer comment le contrôle en question doit être effectué ; car nous ne savons pas comment travaillent les laboratoires de l’État marocain ». Mais, j’ai appris de source proche du dossier, SGS France, jugeant probablement que ces précautions n’étaient pas suffisantes pour garantir l’entrée du produit sur le marché marocain, et affirmer sa primauté sur l’expertise du produit par la même occasion, aurait fait intervenir ses liens privilégiés avec un organisme français puissant établi ici au Maroc lequel a contacté l’ex-directeur de l’ONSSA (Office National de Sécurité Sanitaire des produits Agroalimentaires) qui a diligenté une autre analyse qui s’est « révélée favorable » pour le transit rapide du produit vers le marché marocain. Mon travail d’expertise (non effectué) devait forcément peser moins lourd qu’un coup de téléphone de ces gens ! Plus récemment, travaillant pour une entreprise de Tétouan exportatrice de produits de la mer sur l’Europe (l’Espagne en particulier), je les avais interrogés sur la raison pour eux de se référer dans leurs dossiers d’export, qu’ils soumettaient à l’EACCE (Etablissement Autonome de Contrôle et de Coordination des Exportations), à des normes françaises en contradiction de la réglementation marocaine en vigueur qui recommande, après la loi 28-07 de sécurité sanitaire des produits alimentaires, de se reporter plutôt au Codex Alimentarius. Leur réponse était que sans cela (référence aux normes françaises) leurs produits étaient refusés à l’export sur le marché européen ! Mes archives contiennent en fait de nombreux exemples comparables, y compris certains relatifs à d’autres pays africains, qui tendent tous à montrer que, s’agissant du domaine agroalimentaire, ce qui intéresse les européens tout particulièrement est qu’ils vendent leurs marchandises sur le continent africain comme ils l’entendent et y achètent les matières premières selon des critères qu’eux-mêmes fixent et valident. Mais tout cela est évidemment bien drapé dans des « normes » et des « expertises » dont le seul mobile serait la « protection des consommateurs et de l’environnement». Et si on questionne l’attitude de ces donneurs de leçons, ils ont à chaque fois la réponse « appropriée ». Les normes Codex par exemple sont souvent décriées parce que « dépassées ou protégeant moins le consommateur européen ». En substance, les opérateurs européens, s’appuyant sur leurs normes et expertises propres, se meuvent, pour ce qui relève de l’import/export en Afrique des matières premières et produits finis du domaine agroalimentaire, en terrain conquis. On peut légitimement se demander ce que fait en ces moments là notre Autorité de tutelle, l’ONSSA supposée veiller sur l’application de la réglementation marocaine sur le marché national ! La réalité est que le commerce des produits agroalimentaires avec les pays européens, aussi bien dans le cas du Maroc que pour d’autres pays de l’Afrique de l’Ouest, utilise principalement la France métropolitaine comme porte d’accès. Ensuite il y a que nombreux parmi les responsables marocains actuels, ou leurs équivalents africains, qui sont passés par l’école publique jusqu’à il n’y a pas très longtemps, concéderont que les programmes scolaires, largement inspirés de l’époque coloniale, nous ont plus appris sur la France que sur nous-mêmes et, à l’intérieur de cet emballage, la pensée et l’approche de travail à la française au point que cela est devenu la norme de référence pour la plupart d’entre nos officiels. Notre pensée est devenue confuse entrainant un manque de confiance en nous mêmes en dehors de la tutelle argumentaire française. On peut faire le même type d’observation au sujet de l’ensemble de l’Afrique francophone. De là l’ambigüité de l’attitude de nos hauts fonctionnaires qui veulent une indépendance de leur pays mais au sein de la France et qu’importe si les français eux-mêmes reconnaissent que leur retard sur les anglo-saxons s’explique entre autres par la rigidité de leurs normes et de leur attitude au travail. Certains de mes amis particulièrement francophiles disent que les USA n’ont pas fait mieux. Il est vrai que les américains ont occupé après la deuxième guerre mondiale aussi bien l’Allemagne que le Japon et la Corée du Sud. Si on prend ce dernier comme exemple, qui était sous-développé à ce moment là et parmi les plus pauvres de la planète, ce qui est encore le cas pour la moitié nord de ce pays partagé, il est difficile de soutenir que la Corée du Sud est un pays dans le besoin actuellement. En effet, les échanges de cet État avec les USA uniquement ont dépassé les cent dix milliards de dollars en valeur en 2014 ! Pour que ce pays achète et vende autant aux États-Unis, il aura fallu une préparation musclée. Ainsi, entre les années cinquante et la fin des années soixante dix, les USA ont investi plus d’argent en Corée du sud que ce que toute l’Afrique a reçu comme investissement pendant la même période. Ce n’est pas que les pays colonisateurs européens avaient nécessairement moins de moyens. Mais alors que les États Unis voyaient leur intérêt dans le renforcement des capacités productives, et la prospérité qui en découle pour aussi bien l’Allemagne que le Japon que la Corée du sud, pour en faire des partenaires solvables et en mesure de payer pour le made in US, la France était intéressée à garder ses ex-colonies aussi désargentées et dépendantes que possible. Cela lui a permis en même temps de vendre nombre de ses produits, difficiles à écouler ailleurs et à des taux de crédit dont seul Paris était juge, et lier son assistance à la poursuite de l’exploitation des richesses, matières premières et autres, de ses ex-colonies. Le résultat, au contraire de l’exemple de la Corée, est que parmi les pays africains dont il est question, il y’en a qui sont à présent dans une situation pire qu’à l’aube de leur indépendance !
En conclusion, s’agissant du secteur agroalimentaire, la grande majorité des experts considère qu’il concentre la plupart des barrières non tarifaires au commerce. Bien que la réglementation de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) recommande de prendre en considération « les besoins des pays en développement dans la définition des normes », le fait est que ces pays pauvres, majoritairement situés en Afrique, sont loin de faire entendre leur voix dans les forums en question. Pour cela, il faut que les pays africains prennent conscience que sans autosuffisance alimentaire, que des pays européens ont inscrite dans leurs constitutions respectives au lendemain de la deuxième guerre mondiale déjà, il est illusoire d’arriver à stopper les migrants de la faim vers l’eldorado chimérique européen et les désastres sociaux et humains qui vont avec. Cet objectif demandera certainement des années pour être atteint. Mais une chose peut être faite dans l’immédiat pour améliorer le bénéfice pour l’Afrique sur les échanges relevant du secteur agroalimentaire avec les autres régions du monde : la création d’une structure africano-africaine qui soit dédiée aux questions d’expertises agroalimentaires.