L’instrumentalisation de l’ISO 17025

Parmi les rubriques essentielles qui définissent la qualité d’un article scientifique soumis pour publication, il y a le chapitre « Materials & Methods » où sont expliquées les conditions du protocole suivi et du déroulement du travail. Les grands journaux scientifiques sont particulièrement exigeants sur ce chapitre parmi lesquels il y a l’« European Journal of Physiology » dans lequel j’ai eu le privilège de sortir un article dans le passé*. Les instruments, équipement, matériel, consommable etc., et les divers outils (statistiques et autres) mis en application, pour conduire les essais, pour estimer les erreurs et incertitudes inhérentes à tout travail expérimental, sont également définis. Cette approche du travail judicieux et l’importance de s’y conformer ont toujours cours car la non maitrise de cet arsenal vide de sens tout travail de recherche, ou de contrôle et analyses de routine, et annule bien évidemment les résultats qui en découlent. Par contre, pour des considérations qui incorporent à présent la dimension commerciale, il y a eu reformulation du concept que l’on se plait aujourd’hui à désigner sous la norme ISO 17025. En tout état de cause, on peut en déduire que, préalablement à l’ouverture d’un laboratoire d’analyses et de contrôle, les autorités compétentes veillent à ce que le responsable désigné sur cette activité possède dans son curriculum la maitrise des éléments sus-évoqués, résumés sous cette dénomination ISO 17025, avant de lui remettre l’autorisation d’exercer. C’est ce qui se fait ailleurs dans le monde. Chez nous, cette charge devrait normalement revenir au CMC (Comité Marocain d’Accréditation) qui est habilité, selon la « loi 12-06 relative à la normalisation, à la certification et à l’accréditation ». En fait, il n’en est rien. En l’absence d’un texte de loi qui traite  spécifiquement de l’autorisation d’ouverture d’un laboratoire d’analyses et de contrôles des produits alimentaires, les personnes intéressées de travailler dans ce domaine peuvent entrer dans cette activité en deux temps. D’abord en demandant, selon une procédure courante, l’ouverture d’un Bureau d’Etude. Ensuite, dépendant des motivations des individus, une personne peut très bien démarcher des clients et leur proposer de faire les analyses de leurs produits. Pour « fidéliser » ces gens, tout en garantissant la rentabilité de ses opérations, cette personne peut également délivrer des Bulletins d’Analyses (BA), éventuellement  « taillés  selon le désir de l’opérateur ».

En réalité, il y a très peu de laboratoires d’analyses des aliments au Maroc, peut être une douzaine, comparée à plusieurs centaines pour les analyses médicales par exemple. Le fait que, en pratique, les laboratoires de l’Etat monopolisent le travail sur ce créneau, en offrant des prix officiels relativement bas, explique en grande partie le désintérêt des investisseurs pour cette activité difficilement rentable en l’état actuel des choses. Il y a l’histoire aussi qui montre que la répression des fraudes s’est toujours mêlée de très près de ce secteur, lucratif pour eux, et ont de la peine, même sous l’ONSSA (Office National de Sécurité Sanitaire des produits Alimentaires) actuel, à se limiter au rôle qui leur est défini par la loi 28-07 de sécurité sanitaire des aliments, c’est-à-dire de veiller à l’application de la loi en se soumettant eux-mêmes, pour le bon exemple, à la traçabilité de leurs actions. Le résultat net est que chez nous, l’expertise en général, et les analyses de laboratoire en particulier, souffrent d’une insuffisance (ou absence) de crédibilité et les informations dont je dispose montrent que c’est le cas également ailleurs en Afrique. Alors que nous avons le CMC sus évoqué, ce sont essentiellement des prestataires étrangers, rémunérés pour leur service, qui accréditent jusqu’aux laboratoires officiels de l’Etat et fixent les règles privées de certification qu’ils nous imposent comme à de nombreux autres pays africains. Aujourd’hui c’est l’ISO 17025 qui est mis en vedette. Demain, toujours dans le souci de maintenir leur monopole sur les différentes composantes de l’activité d’expertise, ce sera le tour pour une autre norme fixée par ces « bailleurs de crédibilité » en fonction de leur agenda et non celui de l’Afrique.

Le Maroc, pays africain qui a le plus grand potentiel agroalimentaire, a le devoir de se bouger sur le front de l’expertise pour acquérir son indépendance sur ce registre, condition sine qua non s’il veut effectivement prendre le leadership continental, comme nombre de nos responsables se plaisent à le répéter dans la presse écrite et audiovisuelle. En effet, la crédibilité, sur laquelle on peut asseoir son leadership, ne se décrète pas mais se gagne à la force du travail et de l’exemple. Sur ce chapitre, il y a encore du travail à faire que le Maroc peut choisir d’ériger en priorité ou bien de le renvoyer simplement aux calendes grecques et enterrer par la même occasion sa chance de servir à jamais d’exemple à suivre aux autres nations africaines.

Le cas du Japon d’après-guerre pourrait éventuellement nous servir d’exemple. Dans le livre de Nikos Kazantzakis, Voyages : Chine-Japon, l’auteur décrit un pays dévasté où la pauvreté et la faim étaient visibles partout. Le Japon était à plat et exsangue. Mais les professionnels japonais n’ont pas baissé les bras. Un ingénieur hollandais témoin de cette époque, qui travaillait pour une société de textile britannique, me racontait que dans chaque salon professionnel des années cinquante où il avait été, il y avait toujours des japonais. Ils venaient à l’ouverture et repartaient à la fermeture du salon. Ils observaient, étudiaient, posaient des questions, prenaient des notes et des schémas des machines exposées. Six mois après, ils mettaient sur le marché des machines comparables ou plus performantes. A la fin des années soixante, soit juste vingt ans après la guerre, le Japon était déjà un concurrent sérieux dans l’industrie du textile.

Cet exemple devrait inciter à la réflexion sur le rôle de notre pays pour l’Afrique. Après la Cop22, que le Royaume a organisée avec succès en un temps record, les nations africaines lui ont demandé, entre autres, d’être leur porte-parole pour la défense de l’environnement. Cette marque de confiance implique que le Maroc est perçu comme un leader capable de mettre en œuvre une expertise indépendante et crédible pour permettre des avis motivés dans le domaine environnemental qui pourront servir pour la protection des richesses naturelles africaines. Ces mêmes richesses qui ont servi de politique de rente à de nombreux pays européens à ce jour. Sous ce rapport, si le Maroc ne développe pas son expertise propre, il ne faut pas qu’il compte sur les pays mentionnés pour lui offrir la leur contre leurs propres intérêts.

*: Essadki, A, J. ATKINSON (1981). Renin release by renin-depleted rats following hypotensive haemorrhage and anesthetics. Pfluegers Arch., 392: 56-50

Remarque : ce travail était inédit à l’époque