Le Maroc à la croisée des chemins

Au Maroc, et vraisemblablement ailleurs aussi, nous savons tous que les conflits relatifs aux questions de l’héritage sont parmi  les plus durs à résoudre. Ceci parce que bon nombre d’entre nous connaissent, de près ou de loin, une histoire ou une autre d’héritage qui a altéré le sentiment d’appartenance à une famille ou une tribu.

Ceci étant, la problématique de l’héritage dans son acception globale, indépendamment de toute autre considération, dérive de codes et de coutumes qui remontent loin dans le temps aussi bien chez nous en Afrique que chez nos voisins de la rive nord de la méditerranée. Ainsi, chez des européens, il était admis que quelqu’un puisse revendiquer un terrain comme sa propriété (et en jouir comme d’un héritage) s’il a exploité l’endroit en question pendant quelques dizaines d’années en l’absence d’une autre réclamation formelle. En prenant cette perspective, il est permis de déduire que les descendants de peuplades européennes, qui ont colonisé pendant plusieurs siècles et partagé le continent africain selon leur désir, en étouffant dans l’œuf toute velléité de contestation — avant d’accorder à nos pays des indépendances souvent de façade — en soient venus à considérer nos territoires comme les leurs sans partage. On comprend mieux ensuite comment ces gens  peuvent trouver insupportable que d’autres puissances comme la Chine, la Russie, la Turquie, l’Inde, le Japon et autres tentent, à leurs yeux, de leur disputer la prééminence sur les échanges d’ordre économiques et commerciaux avec notre Continent. L’UE semble avoir développé envers nos pays africains un sentiment de possessivité étouffante.

Dans cette perspective, le 6ème sommet UE-UA (Union Européenne-Union Africaine) de ce mois de Février (initialement prévu en 2020 et reporté à deux reprises) doit servir à l’UE, selon des informations préliminaires disponibles, de montrer sa détermination à reprendre la main sur les puissances citées plus haut et autres, qui n’ont cessé ces dernières décennies de gagner des parts de marchés africains aux dépens des européens. Le plus grand bénéficiaire des échanges commerciaux et économiques avec notre Continent à présent est la Chine. Comme conséquence, l’Empire du milieu pose dorénavant le risque le plus sérieux sur la continuation comme avant des échanges commerciaux UE avec l’Afrique, particulièrement  par son initiative des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) en cours de réalisation.

L’UE affirme vouloir concurrencer ce projet chinois et, dans ce but, a promis de mettre sur la table plusieurs centaines de milliards d’Euro d’investissement sur le moyen terme au bénéfice des pays africains à travers leur projet dénommé « Global Gateway ».

Mais, coïncidant avec les nombreux problèmes soulevés par la présence indésirable de soldats de plusieurs pays européens au Mali et ailleurs, il y a ici en Afrique peu d’échos aux sollicitudes européennes susmentionnées. Nos pays n’ont pas l’air de donner énormément de crédit à ces propositions et semblent plutôt adopter une attitude sage de « wait and see » pour l’instant. Il n’y a pas d’explication formelle sur l’absence d’enthousiasme de nos dirigeants à l’égard de ces promesses de financements à venir de l’UE chez-nous. Ceci nous laisse libre de conjecturer sur les raisons derrière ce qui peut être perçu comme des réserves africaines sur de possibles investissements à venir des européens dans notre Continent.

Parmi les raisons possibles à ces réticences, il y a bien évidemment la pandémie du Covid-19, toujours là sans que l’on sache quand elle prendra fin. En soi, cette incertitude handicape l’activité économique normale, complique la prise de décisions sur des investissements et oblige par conséquent à une réflexion de la part de nos pays africains au sujet du choix de nos partenaires futurs pour nos échanges à l’international.

Il y a également les bruits de bottes au niveau des frontières à l’Est de l’UE. Les médias en parlent sans qu’il soit clair si l’Europe continentale trouvera un terrain d’entente avec la Russie ou, sinon, combien durera cette crispation ou bien si nous sommes à la veille d’une guerre qui va réellement éclater. Mais pour l’UE, il s’agit d’un problème de taille avec leur plus grand fournisseur de produits énergétiques auquel ils doivent trouver une issue en urgence avant de penser à l’activité économique en temps normal à travers le « Global Gateway » ou autre. Cela donne dans le même temps des arguments à nos dirigeants africains  pour surseoir aux demandes pressantes des pays UE, menés par la France, qui souhaitent, selon notre appréciation, prolonger à leur guise des pratiques commerciales, dont ils sont seuls à profiter, avec les pays de notre Continent.

Sur un autre plan, l’Afrique a bien voulu croire un temps aux promesses que les européens n’ont cessé de nous ressasser depuis plus d’un demi-siècle comme quoi  l’Europe est une superpuissance agro-industrielle et, par conséquent, agira comme une locomotive robuste pour tirer dans son sillage les secteurs agroalimentaires de nos pays africains. Mais, à voir l’exploitation, uniquement pour leurs bénéfices, que font les européens des richesses de nos secteurs en question, personne ne croit plus à ces illusions. Ensuite, vient le fait que les standards autoproclamés que l’UE s’est fabriqués pour blinder ses avantages autour de milliers de produits qu’ils ont regroupés sous les thèmes d’AOC et/ou AOP et/ou IGP — respectivement Appellation d’Origine Contrôlée, Appellation d’Origine Protégée, Indication Géographique Protégée — et autres privilèges auto-attribués, ont cessé de tromper les marchés internationaux qui commencent progressivement à ne plus en tenir compte. A titre d’exemple, le retrait de telles protections pour le Champagne en Russie et le fromage Gruyère aux Etats Unis.

Ces éléments, et d’autres rapportés chaque jour dans la presse internationale, montrent clairement que l’UE a perdu depuis un bon moment les moyens de sa politique de prestige même si sa propagande en direction de l’Afrique sur sa stature continue comme si de rien n’était. La locomotive UE est en réalité à bout de souffle mais tient encore parce que remorquée par une monnaie fiduciaire, l’Euro que, en dehors de l’Europe, nous sommes en Afrique ses utilisateurs principaux dans le monde. Mieux encore, l’UE a arrimé le Franc CFA à l’Euro pour leur permettre de maintenir davantage sous contrôle une bonne partie de l’économie et du commerce africains.

Dans ce contexte, l’exemple ukrainien, pays dont les médias parlent beaucoup en ce moment, est instructif. Voilà un pays qui a fait tout son possible pour se ranger du côté des européens et qui se trouve en fin de compte face au risque d’être réabsorbé par la Russie et revenir à la situation d’asservissement où il était du temps de l’empire soviétique. Tout cela parce que l’UE « manque de punch » et a choisi la voie facile (phénicienne) du commerce et du profit (un pays sur les 27 veut se démarquer), pour optimiser davantage encore leurs profits commerciaux, en laissant le soin d’une défense crédible des frontières à d’autres. Or, si l’Ukraine est à ce point objet de convoitises de part et d’autre c’est qu’elle constitue, en substance, une puissance agricole et agroalimentaire de stature internationale. Le pays dispose d’une surface arable plus étendue que celle reconnue à la France métropolitaine et représente pour cela l’un des principaux exportateurs mondiaux de céréales. Selon une appréciation générale, la Russie ne fait pas beaucoup de cas de l’attitude européenne dans le conflit actuel sur l’Ukraine et, si elle n’est pas déjà passé à l’acte pour annexer son voisin, c’est simplement parce qu’elle ignore le degré de nuisance que les USA peuvent lui créer dans un tel scénario.

Le cas du Maroc est, selon nous, comparable à la situation de l’Ukraine. Notre pays est également une puissance en consolidation dans le domaine agricole et agroalimentaire, comprenant le secteur de l’industrie de la pêche, et constitue l’objet d’attentions de nombreux pays à travers le monde. Mais, le maillage tissé autour de notre économie par les européens depuis plus d’un siècle nous a rendu esclave du marché de l’UE. Le NMD (Nouveau Modèle de Développement) ambitionne de nous libérer de cet asservissement et nous attendons vivement que ce souhait s’accomplisse.

Sous ce rapport, les responsables qui supervisent la mise en œuvre du NMD doivent, en ce qui nous concerne, se rappeler que nos exportations agroalimentaires, en vue de diversifier nos débouchés à l’extérieur, resteront fragilisées tant que nous manquerons d’une expertise marocaine propre. Preuve en est l’exemple qui suit, tiré de nos archives.

Au début des années quatre-vingt-dix du siècle passé, une cargaison de lait concentré, arrivée à Casablanca,  avait été bloquée par nos douanes. Le lait provenant d’Ukraine était en fait destiné au marché anglais. Mais, les autorités de ce pays l’avaient refoulé pour la raison qu’il posait un risque sanitaire d’origine nucléaire (conséquence présumée de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl) sur la santé du consommateur britannique. Le Directeur de l’époque de la SGS à Casablanca m’avait contacté pour une entrevue et remis ensuite copie du dossier pour une éventuelle expertise à extension judiciaire. Je m’étais alors entretenu du sujet en ce temps-là  avec un haut magistrat de mes amis pour avoir son point de vue. Nous en avons longuement discuté (détails non reportés dans cet article) à la suite de quoi, j’avais décliné l’offre d’effectuer ce travail. Le produit a été refoulé également du marché marocain.

Mais la SGS de Casablanca n’avait pas expertisé le produit non plus. Renseignement pris, il s’avère que cet organisme, et d’autres structures équivalentes, qui sont ensemble des filiales d’organismes européens qui exercent sur le même créneau d’expertises chez-nous, n’ont pas la compétence juridique pour plaider ce type de dossier devant nos tribunaux. Notre loi, comme celles en vigueur ailleurs, réserve ce privilège aux experts nationaux.

Ceci dit, tous les professionnels savent que ces organismes d’obédience européenne font la pluie et le beau temps au Maroc sur le créneau de l’expertise agroalimentaire. Sur ce plan, les documents qu’ils émettent sont pris en considération par nos autorités de tutelle sur le secteur en question à commencer par l’ONSSA. On peut alors se demander si nos autorités nationales en question, dont la mission est définie par la loi marocaine, obéissent à des lois extraterritoriales chaque fois qu’ils doivent se prononcer sur la validité d’un document ou un autre émis par ces organismes qui ont pris l’habitude d’agir en  « cow-boys » chez-nous.

Cela nous conduit à poser une autre question, autrement dit si nos parlementaires savent s’occuper d’autre chose que de la politique politicienne ?

Au demeurant, le titre de cet article aurait tout aussi pu être « l’Afrique à la croisée des chemins ».